Sous la couverture, comme je l’ai dit, Florida dormait, ou essayait tant bien que mal de dormir et comme je l’ai dit, Florida n’était pas seule, elle avait avec elle ses frères et sa sœur et comme je l’ai dit son frère s’appelait Gaspard mais je n’ai pas dit le nom de son autre frère et de sa sœur, et Florida, comme je l’ai dit, était une petite fille agréable, gentille, maigrichonne, qui habitait avec sa famille (une partie seulement de sa famille, la mère était morte et le père parti Dieu sait où) dans cette maison de molasse, un simple trou dans la roche, parce qu’on n’avait rien trouvé d’autre. Comme je l’ai dit, Florida était maigrichonne, elle mangeait ce qu’elle trouvait dans les bois et ce que lui apportait Séraphine, qui était, comme je l’ai dit, la fille de la ferme du Grabou, juste en dessus de la grotte où vivait Florida. Séraphine avait, comme je l’ai dit, plus ou moins le même âge que Florida, six ou sept ans, mais elle était plus joufflue qu’elle. Elle allait à l’école, au catéchisme, à la messe, elle aidait dehors, s’occupait un peu des vaches et du jardin, et comme je l’ai dit, elle était curieuse, elle voulait savoir ce que c’était que ces gens qui vivent dans des grottes et c’est comme ça qu’elle avait appris ce que voulait dire le mot troglodyte, car comme je l’ai dit Séraphine allait à l’école et elle aimait apprendre, elle levait souvent la main, le régent l’aimait bien, la gardait parfois après la classe pour lui expliquer des choses et c’est comme ça, comme je l’ai dit, qu’elle en a su beaucoup sur les grottes, comme quoi il y avait eu des Sarrasins, c’est-à-dire, comme je l’ai dit, des voyous sans religion, et avant eux, des hommes des cavernes qui dessinaient des chevaux sur la molasse ou sur d’autres pierres, avait dit le régent, parce que les hommes des cavernes vivaient ailleurs et il y a très longtemps, et parmi ceux-ci, comme je l’ai dit, il y avait Oum, c’était du moins comme ça qu’on l’appelait, Oum qui veut dire, comme je l’ai dit, l’homme qui court, parce qu’Oum courait les bois, c’était un chasseur, il était armé et il courait derrière le gibier du coin, les chevreuils, les sangliers, les lièvres, et au passage il cueillait, comme je l’ai dit, des myrtilles et des fraises des bois, et le soir il rentrait dormir dans sa grotte mais ne dessinait pas de cheval, il faisait cuire le gibier sur un feu et il se reposait, parce que courir derrière le gibier du coin, ça fatigue, et même si, comme je l’ai dit, Oum était un homme robuste, une force de la nature, un chef, le soir il se reposait et il se rêvait un avenir différent, un avenir où il se serait trouvé une femme et une descendance et parmi ses descendants il y aura, comme je l’ai dit, Félix, fils d’une illustre famille bourgeoise, militaire de carrière comme le veut la tradition, capitaine de la Garde suisse pontificale puis médecin au service de l’armée belge pendant la Grande Guerre, où il verra des horreurs qui ne l’empêcheront pas de vivre le reste de sa vie à l’aise dans sa maison de la Grand-Rue, avec valets et gouvernantes au service de sa fidèle épouse et de ses nombreux enfants, tous éduqués, comme je l’ai dit, sous le joug féroce et bienveillant de l’Église afin de perpétuer une race que, comme je l’ai dit, Félix qualifiait de millénaire, Félix qui, comme je l’ai dit, prit avec l’âge beaucoup de poids, et mourut, comme je l’ai dit, d’un ulcère à l’estomac.
Sous la couverture que de destins tronqués ! Mais il faudra compter sur le courage des personnages pour vivre quelque chose de moins miséreux et sur l’humilité retrouvée des dominants du moment pour qu’une idée de justice se rétablisse a minima. J’aime ce mot « molasse » qui indique une possibilité de modelage de chaque destin à partir de rencontres qu’on imagine déjà dans ce roman. Florida dort encore, Oum court et Félix est déjà mort (un ulcère est un rongement intérieur, l’agressivité retournée contre soi et aussi la sanction progressive de la bonne chère ingurgitée en exploitant le travail d’autrui, l
[reprise et suite…] (un ulcère est un rongement intérieur, l’agressivité retournée contre soi et aussi la sanction progressive de la bonne chère ingurgitée en exploitant le travail d’autrui ? )… Séraphine la solidaire est le lien qui va peut-être changer la donne de départ, je ne peux pas m’empêcher de la voir en Séraphine peintre incarnée par Yolande Moreau… Celle qui met des fleurs partout dans sa vie et celle des autres sans tenir compte du rang social et de la provenance. Une bienveillance à l’oeuvre…
une fluidité magnifique
le rythme des virgules ne nous lâche pas et les personnages se succèdent avec grande aisance et on voit tout
beaucoup aimé, vraiment…
(j’ai lu « Enfant-pluie » de Marc Graciano et en effet, on retrouve cet univers fragile, forêt, grotte, dessins rupestres… et autres éléments qui nous ramènent vers ton texte…)