Comme je le disais, ce jeune homme aux cheveux longs portant uniforme de la compagnie des trains figure une parenthèse de vie dans l’espace clos du wagon. Son apparition soudaine par la porte de devant, sa déambulation auprès des passagers pour en contrôler les titres de transport, son jeu de sourires, de phrases courtes, ses gestes précis entre le maniement de sa pointeuse, du stylo bille et le feuilletage de l’index des horaires, jusqu’à son effacement de l’autre côté de la voiture par la porte opposée, constitue une bulle bien vivante dans l’atmosphère endormie et paresseuse de l’instant. Comme une boite à musique dont on actionnerait le mécanisme et qui égaierait le curieux durant deux ou trois tours de clé. Jusqu’au retour du monotone, des regards à nouveau perdus, du rythme lancinant des roues qui cognent sur la jointure des rails.
Comme je le disais, l’homme aux cheveux longs portant casquette et veste règlementaire n’existe quotidiennement que dans ces apparitions furtives. Pour moi et pour les autres passagers, il est un réveil, un trait de lumière, un mirage.
Comme je le disais, il fallait bien, pourtant, que les ingrédients menant à l’illusion soient tous réunis. D’un mirage dans le désert, il faut du sable, du soleil, de la chaleur, de la fatigue, de la soif et l’envie irrépressible de vouloir voir. Ulysse, c’est son nom, pourrait ne connaître des passagers que la main tendant un billet, la voix demandant un renseignement, le regard de l’enfant tout juste réveillé. Il pourrait tisser avec ses yeux l’étoffe d’un monde à la fois étendu et dense de toutes les personnes qui l’ont regardé et qu’il a regardées. Mais il ne serait qu’une machine à tisser un fil si fragile que le tissu partirait en poussière à la première épreuve du temps.
Comme je le disais, Ulysse est autre qu’une silhouette portant cheveux longs et uniforme. Ulysse connaît Ursuline. Il la connaît même bien, ils ont été âmes soeurs durant toutes ces années qui, entre enfance et âge adulte, forgent dans des corps en pleine mutation les outils pour rêver. Ursuline disait la poésie qu’Ulysse avait au coeur. Ils avaient traversé leur adolescence en chevauchant de ces idées qui rendent le monde plus grand et plus beau. À l’abri des âmes noircies par la réalité d’une guerre, d’un nuage pollué, des sentiments endurcis par les blessures du coeur. Et puis, dans un coup de vent, ils s’étaient éloignés comme des feuilles peuvent le faire en jouant de l’air et de la liberté. En cherchant, chacun de son côté, à concilier les rêves échafaudés avec la perspective d’une vie désormais adulte.
Comme je le disais, elle a exploré l’ailleurs. Ursuline connaît Marcel. Elle le connaît même bien puisqu’il lui écrit la poésie qu’elle continue de dire. Marcel est poète producteur, il écrit la vie dont il rêve. Faute d’avoir pu tremper le bout de ses doigts dans l’encre de son enfance, c’est dans les songes artificiels qu’il puise l’énergie de sa créativité. Il n’est pas de substance qui se fume, qui se renifle ou qui s’injecte que Marcel n’a pas explorée. Piégé dans un corps prématurément détruit par le poison, son âme flamboie pour celle qui veut l’admirer. Et dire la poésie qui en émane comme un parfum subtil qu’exhale une fleur déjà séchée. Mais la liberté insouciante, si elle s’affiche en peine lumière dans les univers des poètes, vit aussi dans l’ombre dans les mondes de ceux qui ont le regard bas. Comme la famille de Marcel.
Comme je le disais, Marcel est condamné à vivre à la fois dans la lumière et dans l’ombre. Marcel connaît Oreste. Il le connaît si peu et pourtant, c’est son père. Oreste Poidevin, car lui a un nom, est maire de la localité de Pelouche, comme l’étaient avant lui son père et son grand-père. Une dynastie de pouvoir local façonné dans les arrangements, les concessions, les avantages, les parties de chantage, les discours pleins de vent, les coups d’arrière-cour. Et, en affiche, une notabilité de tête de gondole. Jusqu’à ce fils, comme une épine dans le pied, qui renie le pouvoir de l’héritage en se moquant de l’hérédité. Marcel le drogué, fruit gâté d’un mariage raté qui a usé les bancs de la garde à vue avec plus de persévérance que ceux de Sciences Po et ultime épreuve envoyée par Dieu. Pour que lui, Oreste, défenseur de la morale républicaine en costume trois-pièces et pourfendeur des anarchistes, puisse s’élever au rang de grand bienfaiteur de la localité, qu’il ait sa statue érigée devant la cathédrale Saint-Paul. Et, fusse-t-il le dernier des premiers magistrats de Pelouche de la dynastie Poidevin, qu’il en soit le plus grand.
Comme je le disais, il y a du monde dans le regard de ce jeune homme aux cheveux longs portant uniforme de la compagnie des trains.
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Et bien les doutes ont été porteurs de pistes si j’en crois ces fragments, on est balloté comme au rythme du train et on voit se dessiner les destins, destinés, destinations,
Comme vous le disiez, on se sent précisément transporté d’un être à un autre en profondeur
Comme je le disais, il y a du monde dans le regard de ce jeune homme aux cheveux longs portant uniforme de la compagnie des trains.
Merci Jean Luc pour ces traversées de personnages dotés de noms qui amènent à la rêverie et à la poésie.
comme on le pressentait, le train file à bonne allure, il est déjà loin le quai d’où tu hésitais à sauter dans le wagon l’autre jour… il y a une vie.
merci, c’est quand le prochain arrêt ? de belles minutes d’autres vies en perspective !
Il y a du monde dans le regard du jeune homme, il y a tout un monde dans ton texte qui nous emmène à vive allure sans renoncer aux retours en arrière et aux projections vers l’avant. Très beau texte.