On dit qu’Anne-Marie est née en deçà des monts, qu’elle connaît tous les chemins alentours, celui de Sant Agostino, au bout duquel il y a les ruines de San Pancrazio où elle aime se cacher. Juchée sur un tas de pierre, elle fouille le vallon et le ciel, scrute l’horizon, observe la métamorphose des nuages, leurs ombres sont comme des créatures géantes sous la mer, elle écoute le frisson des arbres quand le vent se lève, ces mouvements la bouleversent, quand ça la déborde il y a des mots qui lui viennent qu’elle murmure aux pierres, certaine qu’il y a dessous des créatures invisibles qui l’écoutent. On dit qu’un inconnu a surgi depuis les ruines de San Pancrazio, qu’elle l’attendait, se jurant qu’elle l’avait vu arriver par la mer, qu’il lui a parlé dans une langue qui ressemblait à la sienne. Puis on les a vu souvent marcher côte à côte au village quand les ombres s’allongent. On dit qu’elle a quitté les chemins du Paisolu parce que sa vie maintenant c’est avec lui, Joseph, qu’elle l’a suivi à Bastia, où on embauche pour construire la ville neuve. On dit qu’on a frappé à la porte d’Anne-Marie pour lui annoncer que Joseph venait d’être assassiné sur le chantier. Qu’après l’annonce il n’y avait plus eu que le silence. On dit que la nuit Anne-Marie marchait des heures dans la ville, ça ne la consolait pas mais ça épuisait le corps. On dit qu’elle n’avait pas peur dans la nuit, qu’elle n’avait plus jamais eu peur, qu’elle espérait croiser Joseph, enfin son fantôme. Certains disent qu’elle avait ce regard, celui qui regarde à travers les autres. Qu’elle tenait cette chose, un pouvoir, qu’elle était mazzera, et qu’elle aurait vu la mort de Joseph avant qu’elle n’arrive. Qu’après avoir traversé la ville elle s’approchait de la mer, surveillait l’horizon, que quand la nuit se soulevait elle rentrait rue du Lycée, se couchait sur le lit déserté pour écouter sonner l’angélus de Saint-Jean Baptiste.
On le savait, Pauline a du quitter la communale à onze ans, surprise par sa mère à la place de la maîtresse qui lui avait demandé de surveiller la classe un petit moment. Elle n’y a pas été par quatre chemins la mère, puisque tu tiens la classe c’est que maintenant tu en sais autant que la maîtresse, tu n’iras plus à l’école, tu resteras m’aider à la maison, y a à faire avec les petits. La maîtresse avait plaidé sa cause, Pauline avait des promesses à tenir, mais la mère n’a rien voulu entendre. Quand elle échappait à la vigilance de sa mère, Pauline lisait les livres prêtés par la maîtresse. On dit qu’un jour elle a croisé le regard gris de Louis, le facteur de la vallée et qu’elle a su. On célébra une noce féerique et joyeuse. Après la naissance du petit ils sont partis vivre à Bastia derrière le vieux port, et deux petites filles sont nées. Puis l’exil, rejoindre le grand frère de Pauline devenu fonctionnaire à Paris — pour une vie meilleure avait dit Louis. Comme tu le sais ils vivaient tous ensemble dans l’appartement de l’avenue Corbera quand le grand frère a été arrêté pour faits de résistance, Louis a été interrogé, torturé, et son regard gris s’est suspendu dans le vide. Alors toutes les nuits — comme tu t’en souviens — Pauline fait des cauchemars, et pousse les mêmes cris — ASSASSINS, ASSASSINS ! Elle fume des gauloises caporal, après chaque bouffée elle colle sa langue au palais dans un petit claquement sec. Tu t’en souviens, elle avait cette manie de conclure les conversations par un proverbe, comme si ces phrases toutes faites justifiaient les drames de la vie. Comme on te l’a raconté ce matin de juillet elle s’est levée, elle a senti sa tête plus lourde, son corps aussi, comme durcit, les murs du salon ont tremblé autour, elle est tombée lourdement sur le sol. La vie l’a abandonnée comme ça, dans le petit couloir de Corbera.
Comme je l’ai dit, ce qui charmait avant tout chez Petra c’était sa voix grave sa peau douce, cette chose de son petit corps solide, sa manière de taper le sol du talon quand elle danse, de sourire, d’ouvrir grand les yeux en soulevant les sourcils, son appétit pour la vie. On a dit que c’est à cause de l’accident qu’elle a eu à douze ans, renversée par un chauffard sur le faubourg. Elle a bien failli mourir, des semaines de coma. On a imaginé que c’est ce sommeil profond qui avait développé en elle ce goût féroce pour la vie. Et c’était peut-être de ce sommeil — proche de la mort — que lui venaient ses intuitions, des fulgurances qui la traversaient, lui serraient brutalement la gorge quand quelqu’un était en danger. Plus tard elle ira jusqu’à lire l’avenir, caressant de l’index les taches d’encre que jetaient les clientes inquiètes sur le papier, alors elle devinait l’arrivée d’un prétendant, la menace ou la réussite à venir. Pour R elle n’a pas su, aveuglée par l’amour, ou par la promesse qu’il lui avait faite pour la rassurer, mon petit chat je ne vais pas mourir. Après la disparition de R elle affirmait les choses d’un ton plus péremptoire encore, il ne fallait pas laisser de place au doute, elle avait toujours raison et personne n’osait la contredire. Elle avait cette façon impétueuse d’avancer dans la vie, de décider de grandes migrations qui bousculaient la famille entière — ailleurs l’herbe est plus verte. Comme tu le sais la maladie s’est réveillée, qui dormait dans son sang depuis l’accident du faubourg. Dans un dernier élan elle a décidé de revenir vivre en Corse, la terre des racines revendiquées — bien qu’elle soit la seule de la famille à ne pas y être née. Elle a pensé qu’elle y trouverait la force de guérir, malgré les mises en gardes des proches et des médecins — il n’y aura pas sur place les traitements adaptés — elle préférait s’aveugler encore, son île chérie lui donnerait la force. Bien qu’elle soit la seule de la famille à ne pas y être née, elle serait la seule à y mourir.
Quelle intensité dans ces beaux personnages que ta plume aérienne effleure avec une grande douceur…
Très beau, Caroline ! Un volet qui s’ouvre et on y pénètre en sachant que tu vas nous mener loin.
et voilà que j’aime « on dit »
mais comme tu sais ça n’amène pas toujours la même poésie qu’ici.
Merci Caroline
on les voit en lisant (et ce passage : « Elle fume des gauloises caporal, après chaque bouffée elle colle sa langue au palais dans un petit claquement sec. Tu t’en souviens, elle avait cette manie de conclure les conversations par un proverbe » !)