Comme je le disais, elle était tout sourire, cela irradiait, une source intérieure, cela jaillissait. Il n’y avait pas d’épaisseur, cela irradiait, l’intention livrée entière à son expression, le sentiment tout sourire sur le visage. La présence, sans épaisseur, sans la cave de l’intérieur, une façon pastorale d’être là. Comme les bêtes, comme si infusait la proximité de cette vie avec elles, calmes, placides, l’œil-monde de ces bêtes et l’extériorité, l’immensité du dehors se reflétant sur la surface du globe oculaire, légèrement déformé pour absorber et circonscrire l’altérité. Elle avait cette présence et l’œil comme en un accueil tout en rondeur pour tout contenir, sa vie domestique, cette vie c’est son monde, un petit monde mais plein, sans excès de lui-même, l’univers contenu dans son sourire, sa taille ronde et légèrement vacillante enserrée de tissus fleuris imbibés d’un parfum d’eau de Cologne, sa taille semblable à celle du monde, son canton, son univers, tout l’univers, un univers clos par les habitudes et ouvert par les habitudes, par le rythme circulaire de ces habitudes, le rythme de tous ces animaux, de cette proximité des bêtes, leurs flancs chauds mouillés de sueur et de rosée qui vibrent sous le contact de la main, peau et cuir, sans épaisseur, peau du pis et blanc du lait frappant le fer en une éclaboussure, sur le gris du seau et ce recommencement, ce temps sans épaisseur qui passe au rythme de la vie et des saisons, du souffle humide des mufles, du souffle humide et des flancs fumant dans le temps froid. Mais tout cela c’est une habitude, et une habitude ça ne s’interroge pas comme le catéchisme qu’elle a appris, comme tout ce qui arrive, comme un mariage, son mariage, parce que c’est comme ça, une évidence comme Christ en croix, comme cette eau de Cologne bon marché au parfum sans surprise, au parfum sans afféterie, comme ce frère qu’elle voit tous les jours, comme ces jours de marché le samedi et la messe du dimanche.
Comme je le disais, tous les jours, ce frère vient, de chez lui, de tout près, pas très loin, mais de l’autre côté de la grand-route, celle de l’irruption du fracas du monde, mais un autre monde pas le sien, celui de la modernité avec sa longue suite sifflante de camions qui se croisent et se défient de toute leur vitesse, de toute leur masse, souffle contre souffle, un souffle mais pas celui apaisant de l’étable. Comme je l’ai déjà dit, ces vies, sa vie sont rythme des jours qui roulent, rythme du moteur deux temps de sa mobylette, bleu clair comme ses yeux, rythme de ses tours dans la campagne, son casque bol, rond et orange, sur la tête. Son clope vissée à sa lèvre, infusant de salive, l’œil toujours mouillé de larmes et du bleu derrière, l’œil toujours un peu encroûté, son clope comme une sucette. Et des heures passées seuls avec ses parents, avec dans la pénombre de la cuisine, sa mère, qui ne veut pas laisser entrer le dehors. Lui aussi, il trempe dans cette tisane de l’obscurité et des odeurs de cuisine, des odeurs lourdes et accumulées, tellement familière, devenue partie de lui. Et lui avec son tabac gris au cœur et ses coups de bêche dans le petit jardinet contre le mur de la maison, près du figuier à l’ombre fraîche aux heures chaudes de l’été ; lui qui n’a connu que le foyer maternel, enfant, toujours enfant même maintenant sur le versant, enfant de l’entre-guerres, trop jeune ou trop vieux, trop de bleu au fond des yeux, trop d’ombres enveloppantes et sûres pour aller chercher autre chose, pour sortir un peu de cette peur trop diffuse pour y aller de front dans le dehors. Et puis, comme je le disais ce ronron des habitudes, ce rythme rond, circulaire, une brassée d’air tiède et maternel.
Comme je le disais, elle est assise dans les coins ombragés, immobile et dardant ses regards sur tout, habillée de noir, toujours, un fichu sur la tête, des gâteaux secs et des tourtisseaux dans l’armoire, pour ceux qui passent, toujours prêt à les sortir, à en offrir, et dans un coin, un autre, un de l’intérieur, fermé à double-tour dans le coffre du poitrail, des secrets qu’on ne ressort pas, qu’on maintient en captivité, comme un feu qui couve, qu’on étouffe de silence et d’ennui, qu’on veille pour ne pas qu’il courre de nouveau, et cette honte qu’il faut taire. Elle est assise, dans le silence, elle attend que cela passe, que cela n’existe plus, n’ait jamais existé. Il faut taire les mots, le mots tus, la chose disparaît, l’honneur est sauf, la chair est lavée de ses péchés. Elle attend comme elle a attendu le retour du mari parti à la guerre, comme sont partis tous les hommes de la campagne, dans l’incompréhension d’une injustice, le prix à payer d’une faute qu’on a pas voulu, qui s’impose. Et les mains qui manquent, ces mains d’hommes qui ne sont plus à la terre d’ici, parties pour une autre terre, froide et désolée. La faute, on le l’a pas demandé et elle est comme une tache de vin ou un bec de lièvre en plein sur le visage et on l’estompe à force de temps et de silence comme une poudre appliquée pour blanchir la peau de la faute, de l’origine.
Comme je l’ai déjà dit, il y a le silence et la présence dans le recoin de la mémoire des vivants de ceux qui ne sont plus mais qui ont encore prise sur la vie des autres. Comme je l’ai déjà dit, il y a ces morts tragiques, ces fantômes, ses fantômes, ce père, son père saigné à la lame blanche et crue d’un valet, un matin, elle était petite et dormait encore, un cri, celui de sa mère et dans l’aube froide de ce matin d’hiver, ce père, son père, qu’elle ne verra plus debout, dont elle n’entendra plus la voix puissante et grasseyante, légèrement désaccordée, et épaissie par la tabagie. Et surtout le silence, ces mots interdits qui ne se prononcent plus dans le foyer mais qui suintent partout dans les regards, dans les silences, dans les bouches des gens du village. Comme je l’ai déjà dit cette absence occupe plus que place encore que sa présence, elle est toujours en coulisse de sa vie, elle entend le chaîne du bagnard de l’assassin, du valet, l’amant de sa sœur, exilé à Cayenne.
beaucoup de choses dans ce texte me ramènent dans ma campagne bourbonnaise, le sourire notamment si intrigant qu’il aura fallu tant de temps à perdre ou à distancier son épaisseur