Tout le monde le sait dans la petite rue aux trottoirs défoncés, et puis je l’ai déjà dit. Écho a vécu trois années de sa vie vagabonde derrière la porte grise du 2171. Comme on l’a beaucoup dit, poussée – chassée ? – par un tempérament follement « romantique ». Aujourd’hui encore je ne sais pas ce qu’il faut entendre par « romantique ». Je crois que dans l’esprit de beaucoup des jeunes chinois – des filles surtout – qui viennent se recueillir devant sa porte, l’adjectif désigne la propension d’Écho à aller vers l’inconnu, l’encore non-avenu, l’imaginé, le fantasmé, pour tenter de le construire comme une aventure. Écho aimait l’aventure, étymologiquement ce qui est à venir, à advenir. En chinois, le mot comporte en plus la notion de danger, xian 险. Mais Écho ne recherchait pas le danger. Tout simplement, elle ne « tenait pas en place », si par « tenir en place » on entend « rester à sa place sociale », celle assignée par le lieu de naissance, l’origine familiale, le sexe, l’époque. Algorithme secret du destin : mektoub en islam – c’était écrit. Personne ne savait, personne n’a su, ni sa famille, ni J., ni ses lecteurs, ce qu’Écho pensait du mektoub face au bord de ce monde auquel elle accédait chaque matin depuis sa terrasse. A-t-elle finalement tenté de le récrire son destin, inlassablement, rongeant de mots la frange de ses jours sous le soleil à nu ? A-t-elle retrouvé sous l’engourdissement de ce monde son coeur de là où il battait ? la source originelle ? Pour tenter de le récrire – le chant de son coeur de là où il battait. Inlassablement. Récrire. Récrire, comme on chante, au rythme de de la guedra, récrire jusqu’à tracer une piste dans le sable mobile, dans la poussière. Récrire en attendant J. qui travaillait à plus de 60 kilomètres du 2171. C’est en lisant un article sur le Sahara en 1972 dans une revue américaine qu’elle a découvert le désert, et qu’elle en est tombée amoureuse, inexplicablement. Elle n’a jamais eu les mots pour le dire, le pourquoi. C’était à la fois la réminiscence d’une vie antérieure et la nostalgie du pays natal, celui où elle ne reviendrait jamais, un espace doré, les dunes courbées lissées en un dessin inlassablement répété, comme autant d’empreintes, d’énigmes mortes prêtes à renaître, un vaste périmètre de fantasmes, de traces laissées et à venir encore, au-delà de tous les pays où elle avait déjà vécu appris connu côtoyé rêvé promené dormi photographié, en citoyenne d’un monde qui commençait à se déplier comme un poster neuf en papier glacé, où l’on cherchait à éradiquer l’inconnu en photographiant toutes les parties du globe pour le rétrécir, en faire un espace commode de jeux, une sphère amie sur laquelle promener son spleen et son chien. Écho a vécu au début de ce processus. Il lui était égal que ses amis se moquent d’elle, ne la prennent pas au sérieux, trouvent ridicule qu’elle songe à voyager dans un environnement aussi hostile, sans confort, sans eau, sans végétation, ce qui d’un point de vue chinois est tout à fait absurde. Il lui était égal que ses proches la trouve capricieuse, déraisonnable, instable, ou bien follement romantique. Comme on ne l’a pas dit encore, Écho se définissait par son opiniâtreté, sa pugnacité, par une aptitude fondamentale à se construire presque hors sol, de l’intérieur quasiment comme les plantes dans le désert qui naissent vivent et meurent vertes gorgées d’eau sous la membrane épaisse qui les protègent du soleil.
La voisine d’Écho a les yeux brûlés par le soleil rongés par le sable. Habiba balaie le trottoir défoncé tous les matins, après la première prière. Elle est la maîtresse du monde qui l’entoure, du monde que peuvent percevoir ses yeux abîmés. Elle est la maîtresse de sa maison aux murs épais. Parfois elle passe la main sur les parpaings, partagée entre le plaisir apporté par le confort qui se dégage de l’abri fourni par la maison et la désespérance liée au manque. Elle se sent seule loin du désert. Le vent ne lui parvient plus que par échos, souffles doux des rafales qui viennent de l’autre côté de l’oued, chargées du crissement des pas des bergers, de la ronde des fennecs, de leurs cris minuscules lorsqu’ils attrapent des lézards, des aboiements des chiens errants jaune sable, du bruit des pierres qui éclatent de froid à la nuit, lorsque le vent se fait roi, enveloppe l’espace, tisse sa toile de chimères qui s’accrochent aux yeux des enfants endormis sous la khaïma. Habiba pleure parfois, de fatigue, entre les murs, dont elle ne sait encore s’ils la protègent ou l’enferment. Et la ville s’agrandit. Les Espagnols ne cessent de construire. Des bâtiments de quatre étages, avec des murs épais, de petites fenêtres protégées par des grilles fines ou des volets à clairevoie. Elle réfléchit souvent à ce que ça signifie, ces « apartementos », cubes en parpaings où vivent maintenant de plus en plus de familles, coupées ainsi les unes des autres, devenant peu à peu étrangères les unes aux autres – et le monde devient inquiétant, beaucoup plus inquiétant que de l’autre côté de l’oued où souffle le vent familier. Elle ne se résigne pourtant pas à ne pas comprendre. Car, comme on le lui a dit dès l’enfance, Habiba est têtue – comme un âne du nord – pugnace, opiniâtre. Elle traîne ses pieds nus sur le carrelage frais de la maison, en long en large, et derrière son front ne cessent de circuler des questions, surtout depuis l’arrivée de sa voisine chinoise, venue de si loin, de l’autre bout du monde avec une petite valise pour elle et son mari espagnol. Appartient-elle à une tribu nomade ? A-t-elle été obligée de suivre son mari, qui souvent, pourtant, ne rentre pas de la semaine ? Habiba n’a jamais pu vivre sans se poser de questions, bien que cela soit interdit, pour les femmes encore plus que pour les hommes. Tout est mektoub. Les questions sont inutiles, stériles, comme le ventre des femmes inutiles. Cette Chinoise n’a pas d’enfant. Habiba se demande si parfois le soir elle en pleure. Habiba se demande parfois ce qu’elle aurait fait si elle n’avait eu d’enfants, si elle avait été seule toute la journée, inutile et vide d’avenir. Elle sait, et ne pourrait dire comment elle le sait, que cette faculté de pouvoir s’interroger, malgré les abîmes qui s’ouvrent sous ses pieds, est sans doute son plus précieux trésor – après ses enfants bien sûr. C’est qu’elle cache sous ses mains sèches, sous sa melhfa une détermination sans pareille, comme les plantes du désert qui poussent vaille que vaille. Un jour poussant l’autre, comme le balai chasse le sable tous les matins devant la porte. Tous les matins son geste est vif, appuyé. Il y a dedans toute son énergie, toute son envie de voir les Espagnols repartir chez eux. Des bruits courent d’ailleurs, ils ne sont pas les bienvenus. Habiba est une femme entière. Sa curiosité pour les Espagnols n’empêche pas sa colère. Comme on l’a déjà dit, elle est têtue, déterminée, ancrée de ses pieds profondément dans le sable qui l’a vu naître.
On arrive toujours le soir à Laâyoune, généralement après une longue escale à Casablanca dans une salle d’embarquement hors temps, qui n’a rien à voir avec le confort du reste de l’aéroport international. Assise depuis quatre heures Mei baille. L’avion a du retard. On l’avait prévenue d’ailleurs. C’est fréquent. Mais Mei ne s’ennuie pas. À mi-voix, elle enregistre ses impressions de voyage. Pour le montage final, le récit de cette aventure sur les traces d’Écho. Elle ne passera que deux jours à Laâyoune, pour visiter la maison d’Écho, pour se rendre à l’hôtel San Mao, pour feuilleter l’album photos des souvenirs d’Écho et de J. dans le désert. Mei n’a pas peur de voyager seule dans cette partie pauvre du monde. Aucun intérêt à vrai dire à se rendre dans ce type de pays. Il n’y a que les Européens pour faire du tourisme dans les pays pauvres, pour photographier la misère et en faire des souvenirs de voyage. Quelle drôle d’idée ! Mei est caustique. Elle classe les gens les paysages les situations dans des catégories indépendantes les unes des ordres, compose une vision scientifique du monde, sorte de tableau périodique de Mendeleïev où chaque élément a sa place, unique et pérenne – et les étapes de l’élaboration de cette classification intérieure constituent son histoire personnelle intime. Mei moque, Mei classe. Ce voyage constitue une exploration de la case « romantique ». C’est ainsi que tous les articles, tous les posts des blogs consacrés à San Mao définissent cette vie de voyages sur plusieurs continents, cette vie d’écriture, de drames personnels, cette vie racontée par de nombreuses photographies, cette vie libre par-delà les frontières de la géographie et des conventions sociales. Romantique. Mei sait déjà ce qu’elle va filmer et comment elle va le faire. Elle a déjà une idée très claire de la tonalité – romantique – qu’elle va donner à sa vidéo. Elle a passé des heures à lire des articles consacrés à San Mao et à regarder des vidéos tournées devant ou dans sa maison au 2171. Mais quelques blancs subsistent encore dans son scénario : le script de ses premières impressions sur place. Il serait risqué peut-être de se fier à ce qu’elle a déjà visionné. Il lui faudra donner libre cours à ses émotions, pleurer sans doute. Elle sait qu’elle sera fière et émue de s’être rendue si loin pour suivre les traces de San Mao. Car Mei classe également les émotions, comme les ingrédients d’une recette de cuisine, les produits frais, les marchandises périmées, les aromates et le glutamate exhausteur de goût. Personne ne l’a jamais dit, peut-être même pensé – parce que c’est maintenant la normalité – que la lucidité attendue de chacun est la qualité principale de Mei. Tous les recoins de sa vie sont auscultés à la lampe torche de cette impitoyable exigence de clarté, de transparence – 透明 touming – ce qui est épuisant, ne lui laisse jamais de répit, la laissant harassée à la fin de chaque journée. Écho symbolise peut-être la partie mort-née d’elle, la part avortée de sa génération soumise aux algorithmes, à l’infernale parade de l’image de soi. Écho suivait son désir. Mei poursuit sa propre image, écho d’un mythe antique. Jusque dans le désert.