Comme je l’ai dit, il y avait du comique dans ce grand bateau équipé d’une piscine. Il entrait dans la catégorie des choses absurdes qui vivent camouflées. Sur le moment, personne ne voit l’absurdité. Une embarcation : on a installé une cuve dans un contenant destiné au transport des humains sur les flots – donc d’immenses quantités d’eau – et que met-on dans cette cuve ? de l’eau. Vu d’avion, ça pouvait ressembler à un tableau de Mondrian, avec sa géométrie en superposition, en annexion, en cohabitation juxtaposition, vitrail, sauf qu’au lieu d’une réflexion esthétique sur le jeu noir-blanc-rouge des surfaces, un artiste inconnu – sans doute appelé armateur ou ingénieur en construction navale – avait posé un rectangle à l’intérieur d’un autre, identique au premier sauf en taille. Seules les limites définissent. Elles sont fines. On appelle ces limites pont du bateau. Nous étions tous dessus, occupés à flotter. Je faisais ça aussi – m’occuper à flotter – avec des seaux et des râteaux de plage dont les manches traversaient la limite eau air en se brisant puis en se réparant une fois réapparus, une illusion d’optique. Je voyais ça aussi le dimanche à la télévision, quand Pierre Dac, tablier de cuisine et toque de chef, présentait sa recette d’eau à l’eau, mélangeant des quantités d’eau variées, les brassant, les fouettant, les portant à ébullition, accompagnant chaque geste de conseils culinaires, versant une casserole d’eau dans un saladier d’eau pour napper d’eau un mélange d’eau. Et c’était rassurant, car cet absurde-là n’allait pas nous manger, 3 petits cochons. L’autre absurde, aussi nommé pont du bateau, avec son bleu liquide de ce côté-ci, son bleu liquide de ce côté-là, n’était pas aussi amical.
Sur le pont du bateau il y avait R. Il filmait ou prenait des photos sans remettre en cause le travail d’armateur – aussi je lui faisais confiance. Il avait calculé l’itinéraire pour venir là, ici, d’où je vous parle, à l’endroit précis de cette limite qu’on appelle aussi illusion, car il savait les fabriquer tous – les itinéraires.
Il faut d’abord un carnet. Tracer ensuite trois lignes verticales – pour le dire autrement, des colonnes. Dans la première les noms de lieux. Il écrivait les noms des lieux, posément, les uns au-dessous des autres, sans précipitation. C’est-à-dire qu’il savait inscrire dans l’espace d’une page de carnet des distances épiques. Et des champs de blé. Des vignobles. Des rues pavées. Des rochers noirs. Des aqueducs. Des tunnels. Des terrasses de cafés restaurants. Des poubelles dans l’angle d’un parking. Des frontons de gares à horloge géante. Des matins quand le jour n’est pas décidé, et des guirlandes de phares le soir, constellées de gouttes. Des forêts à longer, et les troncs alignés vont si vite qu’il pourrait s’y cacher un chevreuil. Et des tas de maisons de profil qui s’allumaient la nuit et qui montraient le quotidien de gens comme nous qui n’étaient pas comme nous, qui n’avaient pas le même calendrier de la Poste ou le même baromètre ou le même porte-manteaux dans l’entrée ni le même paillasson, mais qui nous ressemblaient, petits rectangles bord à bord. Dans la deuxième colonne, R inscrivait la distance kilométrique entre un lieu et le suivant. C’était une ribambelle de nombres agréables, car sans logique interne. Très grands, très petits, il n’y avait pas de règles. Le monde était multiple et panaché de chiffres qui tombaient, joyeux, comme un meccano qu’on renverse, à nous de retrouver les pièces. Rien n’était sûr et tout était possible. Dans la troisième colonne, les affaires sérieuses reprenaient, un peu de tenue, R notait les distances entre un lieu et un autre en les additionnant au fur et à mesure, pas de place à l’erreur. Le total augmentait. Addition, addition, une seule, en expansion. Qui nous avalerait tous. Pas d’angles morts. Pas de kilomètres perdus, pas d’espaces flous inatteignables. Stabilité. Récurrence. Permanence. La vie éternelle, visible, sortant de la mine d’un crayon mathématiquement juste. R était surpuissant. Le monde ordonné selon R était mon monde.
Il y a un autre R, plus vieux, et surtout plus imprévisible, dans le monde d’à côté. C’est un oncle de R, on l’appelle – tout le monde l’appelle – Tonton R, même lorsqu’on n’est ni son neveu ni sa nièce – parfois les limites lâchent comme un élastique fatigué de servir. Et c’est vrai qu’avec lui tout devenait distendu et questionnable. Ce qu’il disait n’était pas vrai, ou bien c’était pour rire, ou bien c’était sans importance et sans texture, sauf quand il le décidait, marque des dictateurs. Était-il vraiment sur le pont du bateau ? c’est possible, mais c’est aussi soumis à l’élastique des fluides. Il devait y être. Il y était sûrement. Avec son chapeau de paille et son air de Ménilmontant, il nous avait donné la mer Adriatique, ce qui n’est pas un cadeau mince. La digue, les vagues, les poissons ventre l’air au-delà des canalisations, les sortes de radeaux où les carabiniers rament debout et dont je cherche le nom, et je ne peux pas faire l’économie de cela, chercher ce nom, un nom que j’ai prononcé, un nom que j’ai entendu, mais qui saura, et plus personne dans mon entourage proche pour m’aider à nommer cette sorte de plateau de catamaran, entièrement plat et fait de bois, souvent rouge vif ou bien bleu dur, doté de deux montants pour y placer les rames, et le bagnino di salvataggio (maître-nageur) ramait debout, la peau cuite au soleil, il sortait le sifflet qu’il portait en collier lorsqu’on s’éloignait trop et il nous rappelait, nous faisant de grands gestes, maugréait, riait, et criait quelques mots que nous ne comprenions pas, pourtant pas faute d’avoir tenté de réviser notre italien, mais son accent un peu rugueux faisait barrage, je cherche ce nom, le nom de cette embarcation où je ne suis jamais montée mais que j’ai vue tant et tellement qu’elle est devenue famille proche, je ne trouve que « pattìno da salvataggio » ce qui ne veut rien dire, nous n’avons jamais prononcé cette suite de mots, pattìno da salvataggio, et puis par chance ou par hasard ou par obstination je trouve : moscone, prononcer mosconé, et je me souviens de R, de Tonton R et de moi qui disions mosconi, pluriel maladroit d’ignorants [« le pattìno, ou moscone, est un bateau à rames composé de deux flotteurs parallèles appelés torpilles, gondoles, bateaux ou casiers, réunis par des barres transversales »], et, chiquenaude imprévisible, traduire moscone en français donne « mouche bleue », ce qui doit s’expliquer, mais comment ? – chercher les mots oubliés qui changent de sens lorsqu’on les trouve est une occupation étrangement calme et perturbante. L’avantage, c’est qu’une fois le mot retrouvé, on ne le lâche plus, il ne partira pas, comme le sifflet autour du cou, à portée d’œil et de main. D’où vient qu’on connaissait ce mot ? On était spécialistes – comme je l’ai dit, on avait vécu là –, spécialistes de la vie, entre autres choses. Tonton R en profitait pour nous appeler au téléphone, contrefaisant sa voix, prétendant être un employé du gaz, nous forçant à faire couler l’eau du robinet pour la lui décrire, puis dans un cri de dévoilement (bien attrapé !), il raccrochait. De temps en temps, le jour de ses noces d’or, il déclamait gravement des phrases lourdes, des citations de sages, des proverbes solides. Si nous avions toussé ou ri à ce moment-là, pas de pardon. Sa femme, S, le regardait sans insistance par peur de le froisser, sur le pont du bateau et ailleurs. Passant sans insistance d’un lieu d’ombre à un autre lieu d’ombre sans faire de bruit, elle ne répondait pas au téléphone, n’ayant pas l’autorisation.
On est dans un monde étrange où les réels se juxtaposent et nous promènent, un peu comme ces films qui de tableau en tableau inventent la vie des peintres, drôlement bien, et on les aime tous, les R et les tontons R, les piscines en mer et les contrôleurs d’eau liquide,