Comme je l’ai raconté, la femme était affairée quand j’ai rencontré son ombre. Je n’ai pas bien vu ce qu’elle faisait, ne m’étant pas suffisamment rapprochée. Était-elle en train de lire ou d’écrire ? Plutôt s’occupait-elle à broder ou épluchait-elle des légumes avec l’application des gens qui aiment les choses bien faites ? Je ne sais pas pourquoi mais je ressens à présent une sorte de résistance au souvenir d’elle. J’ai du mal à l’imaginer, à la réinventer à la place où elle était l’autre jour, cette place dans la cuisine. J’ai du mal à redessiner son corps massif habillé de sombre, ses cheveux ramassés sur la nuque. J’aurais encore plus de mal à l’aborder si toutefois je la rencontrais à nouveau. De toute façon la question ne se pose pas puisque je ne connais pas son nom. Je ne peux donc pas l’interpeler. Et je sais que, sitôt apposé un prénom sur elle, il viendra interagir avec l’histoire de cette maison et influencera ce que je suis en train de raconter. Alors il me faudra inventer son nom de fille, son nom d’épousée, le prénom du mari et celui de leur fils unique, le nom du lieu-dit où elle est née et celui du pays d’où venait son grand-père qui a fui les abominations d’une guerre — à ce sujet, prendre le temps de quelques recherches pour ne pas dire de bêtises. Et bien sûr qu’il me faudra développer le tempérament qu’elle avait quand elle était jeune, les difficultés qu’elle avait traversées depuis, les rêves qui rompaient son sommeil, surtout la honte d’un père qui buvait et criait et bien d’autres choses dont elle n’a jamais osé parler à personne. Mais je n’ai pas prévu de m’y embarquer pour l’instant, ça me pousserait trop loin trop vite.
Comme je l’ai écrit, elle était vêtue d’un paletot de laine — peut-être un peu chinée la laine. Que ses cheveux étaient noués. Que la peau de la joue était encore belle. Et maintenant que j’ai révélé qu’elle avait porté un fils, un seul, je me dois d’ajouter qu’elle avait eu toutes les peines à le sortir du ventre et qu’après le petit n’avait pas grandi tout à fait comme il fallait, mais Siméon c’était son fils, il ne fallait pas toucher à un cheveu de sa tête. Siméon c’était son fils et rien ne pourrait plus changer de cette vérité-là.
Sans penser me tromper, je peux affirmer que Siméon a vécu quelques années par ici et connu la débauche des herbes au printemps. Comme je l’ai dit, la luxuriance s’installe vite dans ces domaines après les pluies et le vif des premiers soleils. Et lui Siméon — mais d’où m’est venu ce prénom ? l’un des douze fils de Jacob — avait une passion pour les papillons et aimait voir naître les agneaux. Il adorait la compagnie d’une fillette d’un hameau voisin qui s’appelait Rosaline. Privée de parents, Rosaline vivait chez une femme gaillarde mais bonne comme le pain qui lui laissait sa liberté et qui connaissait bien la femme affairée dans la cuisine. Les deux étaient complètement de la même vie. Et peut-être que ce type de vie qu’elles conduisaient sans l’avoir tout à fait choisi, les rapprochait et révélait le même sentiment en elles. Le genre de sentiments dont personne n’ose parler, demeurées dans le suspens de l’air et au bord du cœur, les émotions à repousser décidément loin dans la chair, rien que des bourgeons avortés, les douleurs niées refoulées comme celle de l’accouchement mal embarqué aux conséquences tragiques ou celle de l’arrière-grand-père torturé, les aspirations réduites à peau de chagrin. Pour toutes ces raisons, elles étaient importantes l’une pour l’autre, oui cette reconnaissance qui donnait l’air de rien du volume à leurs existences maigres — si précieux d’avoir un petit endroit où se glisser pour dire ou faire comprendre un peu de ce qui ronge et démonte. […]
Photographie, ©Françoise Renaud – printemps 2023
tendresse et douceur jusque dans la douleur, merci
merci pour poser ici ce ressenti, merci Raymonde !
Le glissement d’un personnage à l’autre, totalement réussi ! Et ce « je » si énigmatique !
je me suis centrée là-dessus, sur l’exigence de relier ce qui a déjà été écrit à d’autres personnages qui viennent habiter la sphère du récit probablement en train de se construire…
merci d’être passée par là, Helena…
Tout le passage du début où tu t’interroges et réchauffes ton personnage avec toute les fragilités à le représenter nous donne envie de lire la suite. Et puis la mère que tu ébauches à peine pour laisser le personnage du fils apparaître. Formidable les non-dits qui lient les personnages (demeurées dans le suspens de l’air et au bord du cœur). Merci Françoise
encouragement à poursuivre dans cette voie
ce qui m’intéresse bien sûr, c’est de redessiner les espaces vides qui accueillent l’essentiel des émotions et de la chair heureuse ou souffrante
ton soutien m’est important, cher Michael, et à te lire aussi en retour…
bon comme je ne sais pas commenter vais dire comme Michel Saludo
J’aime bien ces sorties de portraits, la narratrice les laisse de côté pour poursuivre vers d’autres. Sinon tes personnages nous touchent comme à ton habitude. Merci.
les personnages viennent à nous comme on les voit, de loin…
merci pour ta lecture sensible, Nolwenn
Des personnages pétris dans une matière forte que tu laisses venir à toi (et à nous) sans les forcer à révéler leurs mystères et leurs non-dits restés « dans le suspens de l’air » (quel beau titre !). Merci Françoise
les titres se posent comme des oiseaux au bord de ta fenêtre…
bonheur de te savoir passée par là…