Dans le salon de son appartement, l’homme aux cheveux blancs coiffés vers l’arrière, lunettes rondes, veste pied de poule et pantalon de velours côtelé, une mise très british, m’attendait, comme je l’ai dit, et surtout comme il l’a dit lui-même. Il m’attendait dans ce fauteuil qu’il occupe souvent dans son appartement quand il lit ou reçoit des gens, ce qui n’arrive plus très souvent ces derniers temps. La pandémie y a sans doute été pour quelque chose, permettant que sa nature profonde, qui le porte plutôt à la vie solitaire, remonte à la surface. Il a perdu, petit à petit, le fil de ses contacts, car on a beau dire les WhatsApp et autres Zooms, ce n’est quand même pas pareil. S’il ne veut pas s’encroûter dans ses vestiges du passé, qu’il affectionne tant par ailleurs, il va devoir se bouger. Il est vrai que depuis qu’il avait pris sa retraite officielle, il avait poursuivi son activité dans un cabinet non loin de son domicile et continué de fréquenter les congrès. Mais la pandémie avait tout arrêté et aujourd’hui il a envie de développer d’autres contacts. Aussi, a-t-il été intrigué quand son ami journaliste lui a fait part de ma visite potentielle. C’est un journaliste qu’il a rencontré lors d’un de ces congrès précisément. Ils avaient très vite sympathisé alors que pourtant leurs styles et, à une exception près leurs centres d’intérêt, étaient totalement différents. Lui-même est un véritable citadin, il a toujours vécu à proximité du square Marie-Louise, ou sur le square même. Comme je l’ai dit, plusieurs reproductions de Khnopff décorent son appartement et au vu de ce qui précède, sa prédilection pour l’artiste symboliste n’est certainement pas à mettre sur le compte du hasard. Ils avaient donc sympathisé très rapidement. Il avait été attiré par ce journaliste précisément parce qu’il semblait être tout son contraire. Il vit à la campagne et se rend en ville seulement pour son travail. Travail qui porte sur les affaires européennes et la diplomatie, rien à voir avec le monde scientifique ou la médecine. Ses intérêts artistiques sont tournés essentiellement vers la photo, il s’y connaît à peine en peinture. Comme je l’ai dit, leurs styles sont très différents, lui veste pied de poule et pantalon de velours côtelé, rasé de frais, cheveux plaqués vers l’arrière, le journaliste jeans et pull-over, barbe et cheveux mi-longs. Il y a une exception et c’est ce qui constitue le point d’intersection entre eux : il est né au square Marie-Louise dans la clinique où le médecin a exercé de si nombreuses années. Il a vécu non loin de là avec ses parents et bien qu’exilé dans les Ardennes, il s’intéresse à l’histoire du quartier et en particulier à celle de cette clinique. C’est tout à fait par hasard qu’il s’était trouvé dans un congrès de médecine, à la demande d’un collègue qui avait eu un empêchement de dernière minute. Quand ce médecin à la retraite, au détour d’une conversation des plus fortuites lui avait dit qu’il avait exercé au square Marie-Louise, comme on disait quand on parlait de la clinique, il avait demandé s’il pouvait lui partager son expérience, ce à quoi le médecin s’était prêté volontiers. C’est chez lui qu’il avait fait la connaissance de cet homme. Le matin même en faisant son check out, à la réception de l’hôtel, il est tombé sur lui à son grand étonnement. Il habite en dehors de la ville, mais une soirée un peu trop arrosée l’avait mis dans l’impossibilité de reprendre la route jusqu’à son domicile. Cela lui arrive de temps à autre, a-t-il raconté, ce qui inquiète beaucoup le médecin. C’est un homme qu’il tient en haute estime. Il a toujours pris sous son aile ce petit-fils d’une amie de sa mère car c’est un être d’une finesse et d’une sensibilité extrêmes. En plus d’être un décorateur hors pair – c’est lui qui a conçu la décoration de l’appartement – grand amateur d’art, fasciné en particulier par les symbolistes, c’est un peintre de talent – c’est lui qui a réalisé les reproductions de Khnopff et de Collier. Cela l’inquiète d’autant plus que ce dernier lui a tenu des propos incohérents à propos de sa sœur Marguerite pas plus tard que le matin même au téléphone, prétendant l’avoir vue à l’hôtel en compagnie d’un homme alors qu’elle clame régulièrement n’en pas vouloir dans sa vie. Sa sœur est une jeune femme de vingt-cinq ans, longue chevelure rousse frisée, teint pâle, yeux bleu clair, opalins a-t-il précisé. Il l’a suivie pour voir où elle allait, si elle restait avec l’homme mais ils se sont séparés dès la sortie de l’hôtel, chacun partant dans des directions opposées. Sa sœur aime beaucoup marcher, elle est allée à pied jusqu’au café de la Presse, avenue Louise. En passant devant le comptoir, elle a salué le serveur en lui disant « comme d’habitude » suite à quoi il lui a apporté un café et des viennoiseries. Elle a sorti son PC de son sac à dos et s’est mise à travailler, du moins c’est ce qu’il a pensé. Il est subjugué par sa sœur lui a-t-il dit au téléphone. S’il avait été une femme, il aurait aimé lui ressembler. Peut-être, lui a répondu le médecin, mais tu n’as pas de sœur.