Comme je le disais, elle se cachait. Elle observait les souris, les gerbilles, attendait de pouvoir poser les pattes dessus, d’y entrer les griffes, que ça saigne. Voyait voler les papillons, les libellules, ramper les araignées. Sautait dessus. S’amusait un peu avec. Avalait la bête tout rond. On l’appelait, en vain. Clémentine… Clémentine… Elle les ignorait. Ne prêtait pas attention à leurs voix, perdue dans son monde, dans ce bric-à-brac, ce bazar impossible, fait de tôle, de planches en bois, d’emballages vides, de bétonneuse sale et d’échelles rouillées. Elle était trop occupée à tabasser ses nouveaux amis. A les épuiser. On l’appelait. Encore et encore. En vain. Clémentine, c’était son nom. Elle avait une gueule d’ange. Les plus beaux yeux du monde. C’était un chat de gouttière roux. Elle était cruelle. Elle était un cimetière, pleine de trépassés, les bestioles qu’elle avait tourmenté sur place, ou qu’elle avait rapporté avec elle, pour s’amuser, les coinçant dans la véranda, avant de leur donner le coup de grâce, cimetière de voix qui s’épuisaient à l’appeler, et quand elle allait à droite à gauche, dormant dans les hortensias, se glissant dans la cabane en bois, grimpant à l’amandier, de sa marche de prairie, elle découvrait un monde à chaque fois nouveau, qui l’intriguait.
Photo : Jad Seif / Collection personnelle
Il la cherchait. Imaginait le pire. Se préparait au deuil. C’est qu’il savait que dans le monde, les gens mal intentionnés sont légions, que les chats ne sont pas appréciés partout, que certains seraient prêts à les zigouiller. Et il songeait avec horreur à tous les dangers auxquels ils étaient confrontés. Comment peut-on leur faire du mal ? Ca le rendait malade. Il y avait la voisine, surtout, qui serait capable du pire, elle et son fils, pour leur gâcher la vie. Alors il appelait. Clémentine… Insistait. Clémentine… Clémentine… Pas de signe de vie. Il faudra s’habituer à son absence, se disait-il. Apprendre à aller de l’avant. Supporter un quotidien trop insupportable. Vouloir du mal à être aussi angélique, qui le pourrait ? C’était inconcevable. Elle avait les plus beaux yeux du monde. Etait l’innocence incarnée. Sur le point de pleurer, il repensait à tous les moments avec elle : quand, petite, elle grimpait sur ses jambes ensanglantées, quand elle lui mordillait les mains, quand elle dormait entre ses bras le soir, pesant dessus. Alors épuisé, il se laissait tomber sur une chaise et attendait.
Sa mère pensait qu’il en faisait beaucoup trop. Elle aussi s’inquiétait, mais avec tenue. Clémentine… Elle comprenait qu’il se fasse du mouron. Mais à quoi bon perdre tous ses moyens ? Surtout quand on est un homme. Quand on est maintenant adulte, qu’on a une famille à fonder, à nourrir. Clémentine… Toujours célibataire. Pas de travail. Ca la désespérait. Clémentine… Elle avait cru, après avoir adopté le chat, qu’il changerait. Il avait recommencé à sortir, à s’ouvrir aux autres, mais très vite, il était revenu à ses vieilles habitudes. Coincé dans sa chambre, la plupart du temps. A jouer aux jeux vidéo. Lire, mais moins qu’avant. A une époque, c’était un livre par jour. Il faisait quelques efforts, pourtant. Changeait la litière du chat, lui donnait à manger, jouait avec. Il pouvait mieux faire, mais le peu qu’il faisait, c’était toujours ça à prendre. Elle aurait voulu être grand-mère. Tant pis, elle n’insistait plus trop. Au moins, qu’il trouve un travail.
Comme je le disais, Clémentine se cachait. Elle traquait, trucidait de pauvres bêtes qui n’avaient rien demandé. Passait d’une maison à une autre. Une promenade quotidienne dont elle ne pouvait pas se priver. Parfois, elle revenait dans le jardin à la hâte, protégeant son territoire du chat, lui aussi un chat de gouttière roux, qui à certains moments venait. Il arrivait qu’il entre dans la maison, finisse sa gamelle et ressorte aussitôt, évitant de se faire prendre. Elle ne savait pas miauler. Elle les aurait prévenus, ils auraient chassé l’intrus, elle aurait eu sa gamelle pleine, mais c’était hors de sa portée. Au moins, avec lui, elle s’amusait. Pas comme eux et leurs jeux ennuyeux. Elle le tolérait. Se surprenait à l’attendre. Une fois reparti, elle disparaissait à nouveau, errait dans le voisinage. Piquait un somme, dans le bric-à-brac impossible, les hortensias ou la cabane en bois. Et quand le soir tombait, elle rentrait demander des câlins, épuisée par une journée bien remplie.
Photo : Jad Seif / Collection personnelle
ah les trois points… de Sarraute ou de Céline… il faut qu’on se refasse une proposition uniquement basée sur cette respiration-là !
Il y a un mouvement, une vitesse : c’est haletant. Clémentine je la vois. Je la sens. Et tout ce qu’elle fait exister ( raisonne aussi en creux pour moi l’absence d’une qui portait un autre nom) . Merci
Joli ! on la suit ta Clémentine, elle est cruelle et touchante à souhait… et surtout lui dans ce bric-à-brac impossible !…
Et j’entends la voix d’Henry Fonda… C’est un joli nom… Clementine…