Comme je l’ai dit, il parle peu, il se mêle peu, les échanges sont rares, donc choisis. Il ne parle jamais avec Carmel, le patron du bar, alors qu’il est là presque toute la journée, devant ou à l’intérieur. Contrairement à lui, Carmel est sympathique, souriant, vif. Des grands mouvements de bras, il chaloupe, il vient du Sud. Aux moments de calme, il est vautré sur une chaise, puis d’un coup se lève. Il est amical avec tout le monde, les flics, les vieux, les mômes. Il me salue alors que je ne suis jamais entré là dans son bar. Il fait partie de la confrérie qui porte le statue du saint accompagné par un cochon. Il a un fils qui ne parle pas, pousse des cris, est maigre et contorsionné. Parfois, il l’installe dans une voiture électrique qu’il télécommande. L’enfant sourit, peut-être. Lors de la dernière fermeture administrative, au dessus, de l’avis officiel de la police, une affiche écrite à la main indiquait : fermé pour vacances. Lors d’une assemblée fébrile au bas des escaliers (Kasseur et Miss Trakl étaient encore là), quelqu’un disait, il faudrait attendre Carmel et cela avait ramené le calme. Pourquoi s’ignorent-ils, comme s’ils vivaient dans des territoires différents?
Un qui lui ressemble, est arrivé depuis quelques mois. Pas de ressemblance physique. Il est trapu, son obésité est toute concentrée dans son ventre, il a une tête d’œuf cachée sous une casquette. Sa bouche est petite, sans lèvres, elle tombe. Il fume, il est immobile, il regarde. Je ne l’ai pas entendu parler ni cesser d’être seul. Il a des regards insidieux, courroucés, comme s’il voulait en découdre. Sa lenteur est gardienne de sa férocité. Il est le mauvais coup d’une partie dont nous ignorons les joueurs. Depuis peu, il dispose d’une voiture, petite, vieille. Son rayon d’action s’agrandit.
De temps en temps, on le voit avec Kia, le fille du bar de l’autre côté de la place, surtout le soir mais pas quand elle commence à être vraiment agitée. Ils sont devant la pharmacie, sur les bancs de pierre. Ils parlent, il a le ton et les mouvements de bras de celui qui est lésé et veut prouver son bon droit. Elle est sèche, le corps en liane, le visage rongé de dedans, les yeux grands, le visage tendu qui repousse le nez à l’intérieur. La langue fourche parfois, dans l’interstice d’une dent manquante. Après avoir fermé le soir, elle reste souvent dehors, et, même avant souvent, crie, contre un client ou pour haranguer l’invisible. Le lendemain matin, si c’est son tour, elle derrière le comptoir pour servir les cafés.
Quelques fois, on le voit près de Tetdnoeud qui fait sa journée, presque des horaires de bureau, près du monument aux morts. Je ne l’avais pas vu pendant un an, peut-être plus, et il est revenu. Il a pris sa place, il a pris la place. Il a le visage fracassé, comme retaillé à la serpe, sans que l’on puisse décrire les dommages subits. On vient le déposer le matin, une voiture d’un rouge pimpant, on le reprend à une heure, puis il revient dans l’après-midi. Très régulièrement, il fait quelques pas pour aller à l’épicerie où il laisse sa bière ouverte. Quand il marche son dos bien que droit n’est pas vertical et penche vers l’avant. Assis, il se plie vers les genoux. Son rire est inquiétant.
c’est vif, et vivant, ces noms et ces pseudo, ces phrases courtes, ce rythme. Mais c’est aussi plein de silences, et de profondeur ces personnages ! j’aime beaucoup cette phrase : « Je ne l’ai pas entendu parler ni cesser d’être seul »
Merci pour cette lecture!
j’avais moi aussi énormément aimé tous ces textes, je n’ai pas pris le temps de le dire, pardon. et ça s’est arrêté.tout ce début est formidable.
faute de discipline, je n’ai pas réussi à suivre le rythme
c’était splendide, ça tenait formidablement. ça paraissait solide. mais c’est vrai que le rythme est soutenu.