Ici, vu du ciel, c’est le jour en pleine nuit, des lumières à nous essorer la rétine, vite fuyons Abu Dhabi, un saut quantique par-dessus la mer d’Oman ou mer d’Arabie. Serrés comme des sprats fumés se retournant dans leur boîte, nous perdons toute notion de notre anatomie. Notre atterrissage en bord de mer sur une unique piste éclairée par des flambeaux tient du prodige, tout ici est miraculeux, possible autant qu’aléatoire. Thiruvananthapuram, près de deux tiers d’alphabet – en nombre de lettres – pour ce nom au pouvoir surnaturel à mon âme, éloquent, il me conte sans dévoiler tous les mystères d’un séjour inimaginable, titille ma curiosité au sommet de son art, une promesse. Propulsée depuis l’ouest hivernal, en col roulé jeans collants et gros souliers, c’est la suffocation, une transition nécessaire pour goûter au plaisir des contrastes, une jubilation que rien ne démentira j’espère. Éviter l’asphyxie, se mettre en liquette – par extension chemise de corps chez les romands – passer les contrôles, les contrôles de contrôles, les heures ne comptent plus, elles se superposent ici, là-bas quelles heures sommes-nous ? Rassembler les bagages, débarquer. Dès la sortie c’est une profusion de pancartes avec des noms attendus, sur papier chiffonné griffonnés à la main avec ou sans cœur dessiné, imprimés sur cartons embrochés sur un morceau de bois, et moins nombreux sur tablettes, puis simplement à la criée. Les véhicules coordonnés aux pancartes, tuk tuk, tas de ferraille, quatre-quatre, van aux vitres teintées, le royaume des castes distinctement. Rouler les valises sur du tout-venant nous entraîne et prévient, c’est l’imprévisible. Les kéralais causent un anglais métissé, alors on désigne de la main et comme eux on dodeline de la tête ce qui signifie oui… ou non, c’est pratique et peu contraignant. La clim omniprésente chagrine les sinus, on éteint tout et on ouvre les vitres. Dès lors, on se laisse porter par ce qui sera l’empreinte de cette aventure, la chaleur mouillée aux odeurs d’encens mêlées de benzine, d’ordures, de jasmin et d’épices . Nous traversons des bouts d’autoroute brusquement interrompus, suivies de pistes, de motos à contre-sens, entrecoupées de chemins de traverse et surtout de vaches vénérées impassibles, qui broutent quelques maigres brins d’herbe jaunie, papiers gras et bouteilles en PET. Ici nous roulons à gauche, dans les faits tout est permis. Nous quittons les grands axes, s’enhardir dans les ruelles du bourg-village-campagne Chowara, pas de noms de rues, de la pure magie, nous longeons un bois, un temple hindou, une mosquée, une église, des abris en tôle ondulée cache-misère jumelés à des villas luxueuses à plusieurs étages aux couleurs pigmentées rose fuschia, vert pomme, turquoise, jaune safran, rouge vermillon, violet, doré, aux portes en bois travaillé, décorations sculptées en formes de plantes, fleurs, fruits, branchages, portails et balustrades en fer forgé laqués noir argent doré. Des échoppes ouvertes servent de logements, tout soudain dans la nuit noire, surgit une guirlande d’ampoules multicolores, personne alentour, un lieu de fête déserté sans doute. Des ombres furtives au détour d’allées, femmes enveloppées de longs saris colorés, hommes en dhotis, une sorte de jupe longue droite enroulé jusque la taille. La voiture ralentit, s’arrête contre un lourd portail en bois foncé…
Eh bien, quel périple ! On a peine à le penser réel, ce voyage, à lire le texte foisonnant et décalé. Une fête désertée finit de lui donner ce côté irréel. Tout commence donc au portail en bois foncé. On attend l’au-delà. 🙂 Merci, Raymonde.