Les rares taxis qui tournent sur la place sont tous signalés « occupés » par la loupiote rouge sur le toit. Quatre chauffeurs refusent d’aller à Orly, je m’en prends au cinquième qui s’excuse, c’est à cause des événements, quels événements, les chefs d’état, alors je me souviens des hélicos de la veille, et du sommet sur le climat aujourd’hui à Paris. Je vérifie l’heure, me précipite dans le métro, l’œil va et vient, décompte les minutes et les stations. Je double en courant la foule trop lente. À Orly un monde fou, les avions n’ont pas fini de décoller. Se plier aux fouilles aléatoires, à l’attente, se réjouir d’avoir choisi le fauteuil 6F lors de l’enregistrement. Du ciel j’observe la terre, pas un nuage, des lacs denses, des vallées jaunes, des arrêtes de montagnes, et déjà la mer, on reconnaît Nice parfaitement dessinée, sa piste d’atterrissage redoutable, courte, posée sur l’eau. La rade de Villefranche semée de yachts dont la taille depuis l’altitude paraît acceptable. À l’horizon un petit amas de nuages indique la présence de l’île. L’arrivée se fait par l’ouest, déroutante, succession de golfes vers le sud dont je ne maîtrise pas la géographie. Et déjà les sommets du cap, couverts de chênes et de maquis vert, les frôler presque — je ne m’explique pas cette vision d’enfance, des montagnes en copeaux de chocolats, lors du voyage avec Pauline. La place Saint Nicolas, le boulevard Paoli, le port, les quais, la jetée, vue du ciel la ville impose ses droites. Le soleil éblouit la surface de l’eau comme une poursuite. Et déjà le lido de la Marana, l’étang, la piste. L’air chaud et humide dès qu’on sort de la cabine, la passerelle métallique sous les sandales. Le ciel aveuglant. Les manches à air, la chorégraphie des agents drapés de gilets phosphorescents. Sur le tarmac une géométrie de lignes colorées, l’odeur de kérosène. Autour l’herbe brûlée. Après avoir franchi le portillon de l’arrivée se souvenir de sa haute silhouette, de son sourire rapide, de sa main large qui me frotte l’épaule, ferme et tendre. La traversée du parking, la voiture gorgée d’air chaud, les vitres qu’on baisse pour l’illusion de fraîcheur. L’autoradio, les cassettes, son bras gauche posé sur le rebord de la portière, le volant dirigé d’une main. La concentration sur la route pour chasser la nausée, et les boucles, les échangeurs, une zone abstraite jusqu’à la mer. La plage de Ficaghjola où venaient nager les gosses de Saint-Joseph, le bleu azur, la respiration apaisée, la citadelle, la lumière orange du tunnel. On avance, entre l’alignement des palmiers de la place Saint-Nicolas et les ferrys. Le clocher austère de Notre-Dame de Lourdes, cette petite vierge qu’on n’avait jamais remarquée. L’émiettement ocre de l’immeuble à l’angle de la rue Émile Sari, le visage de la petite Salvat qui habitait au premier, juste au-dessus de la Brasserie, pas certaine que c’était le Majestic. Remonter la rue arpentée mille fois, les lettres géantes du pressing, les lourdes balustres en pierre, la boutique de vêtements où je me tortillais dans la cabine d’essayage à essayer des robes dont je ne voulais pas. Il sifflote entre ses dents — trouver une place pour la vieille AX, descendre, laisser l’estomac reprendre sa place. La porte verte du 50 boulevard Graziani, ses panneaux sculptés en diamant, le verre cathédrale, le fer forgé, les marches luisantes, la pierre froide comme dans une église. Sitôt la porte franchie, l’odeur d’encens et de tabac blond, sa voix grave, telle que dans l’enfance.
Revisite d’un texte déjà publié par ici, c’est ça qui arrive avec les obsessions
… et c’est comme ça que ça devient travail…
et suis arrivée à suivre, dans le plaisir de ce dont ne me souviens pas, en me coulant derrière mais sans m’essouffler puisque c’est vous qui avanciez (et commencer une fois sortie de la vie de Paris et des encombrements par découvrir l’île sans la sentir puisqu’on ne l’approche pas par la mer
contente de te relire en cet atterrissage sur l’île avec force de détails, tous plus importants les uns que les autres, finissant par peindre parfaitement le décor
mais ce qui retient surtout, c’est sa main qui « me frotte l’épaule, ferme et tendre »