#été2023 #02bis | Rue Beauséjour

Soda, crachats, chewing-gum, le trottoir colle, et ça commence sur le pont, sur le fleuve nommé Têt, en vrai pas même un ruisseau, et ça collera jusqu’à la maison de la vieille, au numéro 13 de la rue Beauséjour, perpendiculaire à la rue Beausoleil, parallèle à la rue du Printemps. Ce qu’il faut retenir du pont, c’est l’odeur forte d’égout que charrie l’à peine rivière à sec dans les caillasses et les rats qui finissent toujours par apparaître dans la fillasse. Mais ce n’est pas tout, car, du pont, on voit, au loin, une montagne, dont on lui a dit qu’elle a le nom d’un aliment pour chien, attention, c’est une belle chose cette montagne, mais ça ne va pas avec son nom d’aliment pour chien, ça la dévalorise en somme. On y pense en tout cas, lorsqu’on est sur le pont. On fait tant bien que mal aller nos semelles sur le collant du trottoir. On revient du centre-ville, où Galerie Lafayette, où cinéma, où disquaire, où fringues, et la ville, à force, elle lui a bien un peu appris à marcher sans but, mais quand même, dépenser des sous c’était bien l’objectif, le reste venait malgré lui. Rentrer, coller, décoller les semelles, tendu tout entier vers la rue Beauséjour où la télé, où le gâteau au yaourt, où les premiers apéros, parce qu’à 17 ans, ça peut pas faire de mal. L’air est épais déjà, c’est le printemps, on se souvient de ça et de l’odeur d’agrume qui fait comme un parfum d’ambiance pour masquer ce qui macère. On était léger, c’est le souvenir qui plombe tout, c’est le souvenir qui imagine de la charogne sous les citronniers, on se sentait libre, bien que tout tendu vers le 13 de la rue Beauséjour. Quelques pas, premier sex shop, il faut monter des marches qu’on n’a jamais eu le courage de monter bien sûr, imaginer ce que cache le rideau rouge, mais jamais s’arrêter vraiment, ralentir le pas un peu. On est bientôt arrivé, le ciné porno, on ne passe pas devant, il faudrait faire un détour, on pourrait, mais non, on tourne avant, rue Paul Fort, perpendiculaire à la rue des Goncourt, parallèle à la rue de Maupassant, perpendiculaire à la rue Beauséjour. Rue Paul Fort on y trouve encore des vaches, jamais bien compris comment, mais l’étable existe encore, on les entend, ça paraît difficile à croire. On ne manque jamais de jeter un œil sur une poulie rouillée qui est là pour rien. Mais pourquoi faut-il s’attacher à ce genre de chose. La poulie scellée dans un mur de brique rouge. On s’en fout, tout le monde s’en fout. On n’en fera pas un roman. Mais comme on aimerait la revoir cette poulie qui s’écaille. Puis on tourne à droite, dans la rue Beauséjour. Le trottoir est souvent mouillé, pourquoi, on ne se souvient plus, mais l’effet est immédiat, on se sent bien, c’est tranquille la rue pavillonnaire, même si on a eu connaissance des petites mesquineries du voisinage, de ceux qui trafiquent, des gitans on dit, de la mère Sollies qu’il faudrait interner, les voitures qu’il ne faut pas garer devant chez les autres. On sort la grosse clef qui ouvre le portillon, bien sûr elle grippe dans la serrure, pas besoin de sonner, ç’est comme ça qu’on s’annonce. La maison est un cube blanc, protéger de la rue par une haie de rosiers. Au fond du jardin, le garage, étuve moteur, mais on va y piquer des tic tac à la menthe, toujours rangés dans la boîte à gants. L’été on arrose le béton devant la maison pour donner de la fraîcheur, et parfois ça commence dès le mois de juin, on utilise une raclette pour ça. Devant la dalle en béton, des cailloux blancs, on a gardé un citronnier, mais pas le cerisier qui a attrapé une maladie, on l’a coupé, les citrons, par contre, on en ramasse beaucoup. On entre en montant deux petites marches, dans le couloir on entend la pendule qui sonne Big Ben toutes les heures, elle vient des Deux-Sèvres, on nous l’a dit, il faut des jours pour s’habituer à la pendule, surtout la nuit. La vieille est assise à la table de la cuisine. Par habitude, elle a allumé la petite télé au-dessus du frigo. Elle a sa dépression. Si elle ne l’a pas encore, elle ne va tarder à l’avoir, c’est cyclique. Le souvenir assombrit tout, déforme tout, car elle allait bien la vieille, en fait, ce printemps-là, et jamais on ne l’aurait appelée la vieille d’ailleurs, mais on sentait qu’il se passait quelque chose, et ce qu’on a fait c’est de retourner au salon et d’allumer la télévision. La corbeille de faux fruits en plastique prend la poussière dessous.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

2 commentaires à propos de “#été2023 #02bis | Rue Beauséjour”

  1. idem, ça passe bien, cette histoire d’aliment pour chien est tordue mais m’a fait sourire, et l’image curieuse de la fin va bien, ça commence à prendre la poussière même par en-dessous. Il y a un goût aussi de la vitesse je trouve et là je poserai la question : tu as lu Savitskaia ? Je suggère Au pays des poules aux oeufs d’or, tu y trouveras un même vertige de la musique et de la vitesse, même si le lexique est plus foisonnant.

    • Merci pour le conseil de lecture Marion, c’est toujours bien venu ! De Savitskaia, je n’ai rien lu, je vais m’y pencher.