L’immeuble ressemble à un paquebot, large, débordant de terrasses, l’une d’elles s’avance dans la rue, donnant l’air à ceux qui y ont accès de se tenir sur la proue d’un bateau défiant le tumulte urbain, la porte d’entrée est située au bout de la façade, si bien qu’il faut longer tout l’immeuble dont les nombreuses fenêtres, à hauteur de nombril, sont toutes protégées par des barreaux en fer, c’est ainsi depuis les événements, mais fait notable, ici, ce n’est pas seulement celles du rez-de-chaussée, mais l’ensemble des fenêtres qui sont barricadées telles des cages à oiseaux à taille humaine pour empêcher qu’on y entre, ou qu’on en sorte peut-être, dans le cadre de l’une d’elle, une petite fille est accroupie, ses deux jambes balançant à travers les ouvertures, battant une mesure sourde à travers les barreaux, ses pieds frôlant qui s’en approcherait. L’immeuble s’ouvre sur un hall cathédrale, le plafond est haut, très sombre, la lumière peinant à entrer par la porte comparativement petite,la rangée de boites aux lettres indique le chemin vers les escaliers, certaines, éventrées, sont gorgées de cadavres de cigarettes et de petites boulettes de papier grimaçantes et jaunies, le temps du courrier n’existe plus, le temps tout court ne semble plus compter ici où les habitants semblent aussi utiliser les escaliers comme dépotoir, vide-poches, gratte-semelles… et il n’y a aucune marche immaculée dans tous ces dédales. Dès la fin de la première volée d’escaliers, on se rend vite compte que l’immeuble est labyrinthique, si bien qu’il semble composé de plusieurs bouts d’immeubles, comme si on l’avait rafistolé. Plusieurs chemins sont possibles : une cour à droite, au niveau du premier étage, entourée de trois murs de cinq ou six étages environ, de l’autre côté une porte qui donne accès à d’autres escaliers qui se dessinent dans l’obscurité, à gauche un corridor offre plusieurs possibilités : un ascenseur sombre et désaffecté, un escalier en colimaçon, et au bout un autre escalier sur la droite, le couloir est long et il ne compte que 3 appartements, si bien que ce lieu qui d’abord offre des échappées diverses et inconnues, comme en expansion continue, d’un coup réduit, se resserre, comme un élastique sur lequel on aurait tiré un peu trop fort et reprendrait son état initial. C’est ainsi qu’elle se sent, arrivée devant cette porte, contre laquelle, ses pas, les volontés d’un autre, le hasard, l’ont acculée ce jour-là.
Après avoir appuyé sur la sonnette, cri de chardonneret en cage, et n’entendant aucun signe de réaction, ou de vie à l’intérieur de l’appartement, aucun froissement de vêtement, aucun pas précipité, aucun pied ne semblant fouler le sol, elle hésite à frapper sur la grande porte en fer, ajourée dans sa partie supérieure, à travers laquelle on peut voir que se cache une autre porte, cette fois-ci en bois, c’est ainsi ici, depuis les événements, il y a toujours deux portes aux maisons, la première est grande, dépassant le cadre de la porte, elle est anonyme, le nom de famille gravé sur une plaque, quand il n’en a pas été arraché pour plus de sécurité, se trouve souvent encore sur la porte en bois, la vulnérable, celle qui laisse entrer dans l’intimité, et puis il y a cette sonnette qui ajoute comme un autre seuil, qui rend le fait de frapper à la porte trop intrusif, d’abord le son de la sonnette et puis si personne ne répond, quelques coups furtifs, discrets, doux,-essayer de ne pas faire peur, ne pas taper trop fort, ne pas cogner comme le font les autres. Elle hésite à frapper, et pourtant, elle a traversé toute la ville pour ce moment, sous le soleil plombant du début d’après-midi, dans la moiteur du milieu de l’été, son corps entier est collant et elle sent toutes les salissures de la ville agrippées à sa peau, elle se sent grise à présent, ou plutôt sa peau lui parait flétrie, fanée, comme les murs de la ville qu’on laisse le soleil dévorer sans jamais les rafraichir, elle se dit que les gens ici sont à l’image des lieux qu’ils habitent, desséchés et laissés pour morts. C’est peut-être ce qui la frappe le plus, ici la vie de personne ne semble compter.
Elle frappe.