Sur ce petit vélo de course, seul, hypnotisé par le défilé des graviers et de la poussière, il pédale à s’en démettre les rotules. Dix ans, l’imaginaire du roi du monde, rechercher l’accélération du vent, les odeurs de résines, – en défilé rapide -, l’écho mat de la forêt, dense et fraîcheur. Vibrer silencieusement, ivre de tout. Le contrepoint parfait à ses complexes : infériorité en tête de liste, léger surpoids, timidité crasse… il pousse le cœur à battre fort, les poumons à perdre haleine, pour exiler les traumas refoulés. Des souvenirs en vagues et rafales.
Pour un miracle, dix enfers…
Autre journée, autre contexte.
À la croisée de la rue du Rouge-Gorge et de la chaussée de La Hulpe, devant l’entrée de l’école, ses muscles se tétanisent alors que ses copains s’éloignent vers le nouveau quartier. Terre interdite où les poings ouvriers des natifs répondent à la dialectique libérale des colons. La dysharmonie se répète avec irrégularité. Son souffle douleur parcourt à peine sa poitrine, un sanglot mort-né emphase l’incarnation du paradoxe… Confuse lâcheté et rage. Dix ans et déjà de traverse. Interdiction d’errer en terra incognita autrement que petite main dans grande, en direction de l’arrêt du bus. Aucune barrière visible, pas de marquage au sol pourtant, il ne peut avancer. Juste une injonction somatique expérience de la petite mystique familiale et des prémices du chaos.
De silhouettes en points flous, sa bande le pointe du doigt, amère grappe d’indexes sur socle cynique. Plexus en contraction, le sanglot à l’affut d’une voie, il s’effondre de contradictions. Sans espoir, il joint les mains et s’invoque… pour trouver la force de désobéir, de rentrer à la maison et de se faire enfin gronder ! Aucun signe de providence, juste un bâillement et le bourdonnement constant de la cabine électrique toute proche. Son père l’a sauvé de suffocation camphrée et de la religion, mais pas des croix à porter.
Envie réflexe de pénétrer dans l’épicerie d’Olga, toute proche, mais il n’a pas d’argent pour les plaisirs citriques ou sucrés… et cette femme l’effraye : tablier trop amidonné, le regard noir, elle déteste ses clients et plus particulièrement les enfants.
Bouger. Rentrer chez Bobonne et Bompa, le plus vite possible… se sauver de l’instant.
Deux options. Le chemin long : descendre une partie de la chaussée de La Hulpe, longer l’école, plus loin frôler la « zone de guerre », pour aboutir au début de la rue de la Sapinière. Entamer une montée douce, légèrement sinueuse, bordée en grande partie par la lisière de la forêt. Affronter l’obstacle temps, l’ombre corbeaux des voisins, les voitures, et deux mômes complètement à la ramasse. L’un, produit atavique d’un père facho, jouit à chaque menace qu’il prodigue, à chaque coup qu’il porte. L’autre ne se décrit pas, il se délite tôt, quatorze ans à peine, incarnation de l’imprévisibilité.
Autre possibilité : gravir la rue du Rouge-Gorge, sa lourde inclinaison, ses pavés en désordre herbeux et les véhicules toujours à la limite du dérapage.
Après un quart d’heure d’intense éternité et de prostration, il grimpe sur son vélo et prudemment emprunte la voie longue. Petite victoire. Se penser invisible afin d’éviter les ragots et le regard courroucé de la famille. Petit, se faire petit, avancer discrètement, l’angoisse plaquée à la poitrine. Il dépasse l’école, il frôle le nouveau quartier, il rentre dans la rue de la Sapinière. Un premier tournant serré, tout comme son cœur, choisir entre l’asphalte et l’entrée de la forêt.
C’est tentant… « Sur ce petit vélo de course, seul, à l’écoute du défilé des graviers et de la poussière sous les roues, il pédale à s’en démettre les rotules ».
Mais le ciel et son humeur se couvrent lourdement. Il entame une ligne droite, et passe devant la maison où est né son grand-père, mais il ne le sait pas encore, cela lui sera confié plus tard. Il ne croise personne, et ne perçoit aucun mouvement derrière les rideaux. Le quartier fantôme. Une bruine commence à tomber. Il accélère, encore un peu, puis freine brusquement arrivé à hauteur de la rue du Rouge-Gorge. Son vélo pile, il convulse vers l’avant. Le menton percute la grosse vis de la potence du guidon. Il ne tombe pas, mais de grosses gouttes de sang le suivent à la trace, coulent le long de sa gorge, lui recouvrent les mains.
L’adrénaline le porte sur les vingt derniers mètres qui le séparent de sa grand-mère.
Onze heure dix-sept. Il sonne, Marie cesse de fixer le vide, Pierre continue sa sieste. Étreinte et sparadrap suffisent à ramener le calme. Il n’y aura pas de sutures, sa chair mal réparée en atteste depuis ce jour.