C’est un drôle de truc le souvenir. Ça ressuscite les morts, ça crée des lieux qui n’ont certainement jamais existé. Le matin, le car de ramassage passe, réservé aux enfants de militaires, ceux qui habitent sur la base aérienne et quelques rares qui montent et descendent le long du chemin. En bas du collège saint-michel, un grand lac urbain, pour rire un peu, ils jettent de pauvres caméléons dans la piscine pour voir s’ils savent nager, eh bien non, passent de longues heures dans la salle d’études à préparer des exposés sur des sujets auxquels il ne comprend que peu, à essayer de dissimuler leurs tricheries, apprendre plus qu’ailleurs, regarder des films de godard, de bunuel, les demoiselles de rochefort sont encore en tournage. Le plus souvent, le soir, du collège à la place centrale, il marche. Ce sont aussi les premiers désirs dans l’autobus urbain contre le corps de femmes à la peau sombre, les lectures furtives, doucement honteuses à la librairie de la grande place en attendant l’autocar qui va les ramener à la maison, filles et fils de militaires, blancs seulement. Il descend presque à mi chemin entre la grand place et la base aérienne, résidence de presque tou·te·s et terminus du trajet, une petite demie heure sur la route droite, juste avant la descente vers les rizières. De l’autre côté des vitres de ce bus, une autre réalité, maisons en terre, hommes à chapeaux, femmes à pagnes. Elle s’est fait voler tous ses papiers sur la place du marché du vendredi, elle a pleuré tout un jour quand elle a compris qu’elle n’avait aucune raison d’être ici sauf d’être femme de son mari qui, lui non plus d’ailleurs ne comprenait rien à sa situation, colon sans en avoir la volonté ni le désir ni le quotidien, sorti vaincu de la guerre d’algérie, envoyé sur cette poussière d’empire où se poursuit sa chute, victime de la fin d’un système en décrépitude qui se maintient pour l’intérêt de quelques uns, par habitude, par nostalgie de grandeur. Il descend les trois marches du bus, dit au revoir, traverse la route saute le fossé, traverse le terrain de latérite, salue la gentille voisine, pousse le portail vert, passe entre les capucines et les fruits de la passion, frappe à la porte. C’est elle qui ouvre.
Voilà un texte qui coïncide avec la réouverture du musée de l’immigration… on imaginerait presque une amplification au moment de la chute du caméléon, un grossissement de la scène, un ralentissement du temps qui en ferait une mise en abyme de tout le reste. Un caméléon qui se noie.
Oui, c’est vrai le musée de l’immigration, palais des colonies. Merci Marion. Pauvre caméléon, comment des histoires comme ça me reviennent ?
Les caméléons, rare est ce mot finalement que je lis pas si souvent.
Les militaires, l’ambiance que tu y dépeins, le collège et les personnages. Un texte qui donne envie de savoir la suite, merci Bernard.
Merci Clémence. La suite en vrai est un peu plus policée, les caméléons ne s’y noient plus. Dans le roman, je ne sais pas encore.
Ambiance des temps où nos parents (grands-parents ?) ont pu vivre sans mauvaise conscience ce qui nous est maintenant insupportable… on en parlait il me semble une autre fois, comment dire l’Histoire qui ne nous plait pas ?
Mais dans celle-ci, la tienne, fort bien écrite.