À 22 h 50 ils étaient dans le train puisque c’est à cet horaire que l’Alberg quittait la gare de l’Est. Il n’y avait plus qu’une bague sur la main de Selim, celle que Monsieur avait enfilée sur son index cassé pour lui faire office d’attelle, une longue bague éthiopienne qui ressemblait à un morceau d’amure perdu au combat, depuis la caravane, il ne l’avait jamais retirée. Elle frotta pendant tout le trajet dans longue poche de son pantalon noir contre les clefs de la maison de Vienne, avec un bruit de lime sur les barreaux. Il rythma le voyage, avec les scansions implacables des raccords de rails et le sifflet ponctuel de la locomotive à quoi s’ajoutait, dans la cabine de Selim, les ronflements ouatés des voyageurs des wagons bleus qu’interrompait le passage des frontières et accompagné d’un chant du train, effet du vent dans les soufflets entre les wagons. En entrant en Suisse avant même le jour levé, la Soigneuse sentait encore sur son visage le froid de novembre sur le pont où, à peine quelques heures au paravent, leur destination avait été nommée. Ils avaient ensuite marché d’un bon pas jusqu’à l’étage d’un hôtel particulier de la rue Pastourelle qui les avait abrités dernièrement, le fils des propriétaires étant doté d’un goût pour le jeu qui n’avait d’égal que sa guigne. À cette époque, leurs bagages étaient vite faits et plus tard, quand le déménagement du Sérail aurait nécessité des mois de préparation, ils partiraient chacun à son tour emportant encore moins que dans cette nuit froide où ils quittèrent Paris avec deux valises en tout et pour tout. Sur le chemin de la gare de l’Est, Selim s’était arrêté chez un type obséquieux qui lui avait échangé deux bagues et une montre contre une liasse de francs suisses, de quoi acheter des billets et de la tranquillité. Il prendrait la cabine avec Osmin, qui préférait dormir à même le sol, tandis que la Soigneuse logerait dans le compartiment réservé aux domestiques des wagons bleus. Elle passa la nuit à la fenêtre, tentant désespérément d’apercevoir les montagnes de neige, eu lieu de quoi elle ne vit que de grandes masses sombres et rêvé à ses frères, là-bas, de l’autre côté de la méditerranée. Si l’on omet le temps perdu par les douaniers de Bâle qui, tombant sur une bourriche d’huîtres au frais entre deux wagons, l’avaient prise pour une bombe, les horaires promis étaient tenus et Vienne annoncée le soir même. Les choses se gâtèrent dans la matinée, dès après la gare de Felkrich là où commence l’ascension de l’Alberg : il avait neigé. La Soigneuse collait son visage à la vitre en effaçant sa propre buée de la manche sous l’œil consterné des domestiques anglais. Le train s’arrêta plusieurs heures entraînant un retard d’une demi-journée à l’arrivée à Vienne, aux petites heures du jour, et un grand tohu-bohu dans les wagons de premières comme de deuxièmes classes, qui ressemblèrent en peu de temps à un campement de réfugiés, les uns riches, les autres pauvres, mais toujours, dans la grande poche de Selim, les clefs s’aiguisaient. En descendant du train, il avait compris que ce voyage avec sa péripétie vaudrait plus dans la mémoire de ces riches participants que tout autre, paisible et sans à coups, et l’on peut donc dire qu’avant même d’avoir tourné la clef dans la porte, il avait déjà ouvert la porte de ce que serait le Serail.