Les photos que tu scannes une à une et découvres en projection sur le mur grisé de la salle d’archives ont toutes été prises à l’intérieur même de la propriété. Aucune dans le village, devant l’église ou marchant dans les bois ou sur une colline. En toile de fond il n’y a que ça ; un château, son verger, ses dépendances. L’avancée de la terrasse donnant sur les collines avoisinantes. Le petit chemin sec qui s’éteint en bas dans la verdure. Tout a lieu là. Il n’existe rien d’autre. C’est un été en huis clos. On vit entre soi. Le monde extérieur a disparu. Les photos sont prises par la mère. Toutes légèrement sur exposées. Ce qui saute aux yeux c’est qu’on a affaire à des mises en scène. Aucune photo n’a été prise sur le vif. Et ce qui t’étonne tout de suite c’est la permanence d’une figure. Celle de la petite fille. Aucune photo de famille. Le père et le frère, les amis sont absents. Sur les photos la petite fille pose. Elle est nue ou à demi nue. L’air un peu sauvage. Les cheveux hirsutes. Sur l’une elle est assise de profil les jambes légèrement allongées sur le large rebord du balcon. Son visage se détourne. Sur d’autres elle est debout, appuyée contre un arbre, une main sur l’épaule opposée, l’autre bras pendant le long du corps, le sexe à nu. Et là encore sa tête est détournée, son regard nous échappe. Il y a dans sa présence quelque chose de vif, d’intense. Mais son visage est immanquablement tourné vers l’ailleurs, fuyant au loin, ou alors comme retourné en soi-même. On sent dans ces photos une intimité entre la fille et la mère. Comme si elles étaient cet été-là dans un monde à part, un monde n’appartenant qu’à elles. Il y a une seule photo où le visage est de face. Sur cette photo la petite fille tient une fleur. Elle n’offre pas cette fleur (à la photographe, à la personne qui regarde la photo), elle la porte simplement. Elles forment elle et la fleur une image, une figure presque symbolique. Comme on peut en voir dans les peintures anciennes ; primitifs flamands ou peintures de la renaissance italienne. Et tu ne peux t’empêcher de te demander, mais que représente cette petite fille à la fleur. Et tu te questionnes encore, mais qu’a voulu nous raconter la photographe en mettant en scène cette petite fille à la fleur. Qui est, pour la mère, cette petite fille à la fleur. Il y a quelque chose de poignant dans ces photos. Tu ne sais pas dire pourquoi. Une intensité douce et violente à la fois. Une proximité physique et pourtant une grande distance. Peut-être une forme de mélancolie ou de tristesse profonde. Le constat d’une époque qui s’achève, d’un monde qui se meurt.