C’est le dernier endroit où ma mère a vécu. De tous les lieux où elle a vécu celui que j’ai trouvé le plus beau, avec ses plafonds hauts, ses murs blancs, ses tommettes et ses carreaux mouchetés. Ce lieu il m’importe de m’en souvenir, et au moment même de l’écrire je me rends compte à quel point tout est flou. J’ai la tentation de demander à P s’il a des images plus précises que les miennes. Y avait-il des moulures au plafond ? Des cheminées ? L’aurais tu photographié ? Je peux le situer précisément, en haut de la pente du Boulevard du Maréchal Graziani, dans ce quartier du nord de Bastia où nous avions emménagé une première fois au cours de l’hiver 1981, dans une rue parallèle face au port de Toga en chantier à l’époque. Pour entrer dans l’immeuble on poussait une porte verte dont les fenêtres en verre cathédrale étaient protégées par des barreaux métalliques. L’appartement était au premier étage, quelques fenêtres donnaient sur un escalier qui reliait le boulevard à la rue Émile Sari en contrebas. Surtout elles faisaient face à celles de l’appartement de ma tante qui y séjournait quelques mois par an autour de l’été, et, juste en-dessous celles de parents plus éloignés mais que nous côtoyions depuis l’enfance. J’étais heureuse que ma mère ai décidé ce rapprochement géographique, cet effet de clan. Ainsi nous avions toujours connu ces façades à reliefs colorés, et l’épicier installé de l’autre côté de la rue depuis plusieurs générations. Je ne me souviens pas précisément du plan de l’appartement, mais en entrant il y avait un couloir carrelé qui distribuait les quatre — mais c’était peut-être cinq — pièces. Celle que je préférais était sur la gauche en entrant. C’était celle où ma mère devinait l’avenir de ses clients dans les taches d’encre. Ses tomettes, son parfum d’encens, ses portes fenêtres sur le balcon étroit d’où nous agitions la main pour faire signe à ma tante. Aux fenêtres des voiles légers s’agitant dans les courants d’air. Nous avons une photographie de notre fille aînée, deux ans à peine, s’entortillant dans ces rideaux. Dans cette pièce ma mère avait installé un lit de bébé en bambou pour y coucher ses petits enfants de passage en vacances. J’appris que c’était le mien, récupéré auprès d’un cousin à qui on l’avait prêté bien des années auparavant. En face, de l’autre côté du couloir, certainement la chambre de mes parents, mais je n’en garde aucune image, j’avais passé l’âge d’y entrer quand ils s’y sont installés, je n’avais plus ma curiosité de fillette. Je pose mentalement sur le bureau surmonté d’étagères tous les bibelots dont je me souviens, ou qui nous sont parvenus depuis, dispersés dans nos appartements, un arbre d’étain et les portraits suspendus des aïeuls, une petite cocotte en laiton, une fillette en porcelaine, rose et joufflue, son large panier contenant quelques bijoux, le baguier, la collection de livres reliés achetée par correspondance, leur couverture en cuir véritable et titres dorés. Puis une chambre où nous avons dormi l’été, avec mon compagnon, fenêtres ouvertes — cette culture des courants d’air, on était réveillés au petit matin par les camions poubelle. Une salle de bain, dont là encore je n’ai aucun souvenir, seulement les odeurs de savon, les tendresses de chairs lavées. Au bout du couloir le séjour avec toujours les mêmes meubles en bois lourd et blond, déménagés une bonne dizaine de fois depuis l’Algérie, leur parfum de santal. Cette pièce communiquait avec la cuisine, qui dans mon souvenir est blanche. Il y avait un pan de mur que ma mère avait repeint pour faire propre sans se soucier de l’écart de teinte avec les murs voisins. Me revient son aplomb quand elle affirmait qu’elle était douée pour ça, ce qu’elle mettait dans ça, son habileté à peindre, et son talent pour la décoration. Combien de fois ma mère surgissant de la cuisine les bras chargés de plats savoureux qu’elle posait sur la table à rallonges avec un sourire conquérant ?
Et cette tablée — la dernière, où nous, frère et sœurs, nous étonnions du silence, et de l’absence de courants d’air.
Magnifique texte, peint par la lumière et la nostalgie heureuse. « les tendresses de chairs lavées » qui résument en poésie la difficulté de se souvenir des lieux qu’on a tant aimés.
nostalgie heureuse, ça me va 😉
L’absence de courants d’air comme signe ultime d’un changement crucial et « culturel » de vie familiale dans les chaleurs maximales. Et cette solide mère « devinatoire » qui répand de l’encre et de la peinture sur sa maisonnée. On sent l’amour des siens dans ce beau texte. Merci Caroline.
merci Marie-Thérèse, ai voulu prendre le contrepied, faire surgir une absence plutôt qu’une présence…
Du Caroline Diaz, comme tu sais faire, une sensualité dans toute description, une touche de nostalgie, un melange de flou et de si precis visuellement, à toucher les chises, on voit bouger jusqu’aux rideaux dans la culture des courants d’air. Merci, Caroline.
flou et précis, c’est un peu ça la mémoire désormais 😉
Tes souvenirs donnent à nos souvenir le désir impérieux de revoir le jour.
Merci Caroline
Oh Michael laisse faire tes souvenirs !
« ma mère devinait l’avenir de ses clients dans les taches d’encre » (magnifique)
n’empêche que gosse (j’étais cartésienne et en lutte) ça me filait la honte
On sent qu’en cherchant à te souvenir, tu prends conscience des limites de ta mémoire, comme chez Jane. Mais l’articulation de tous ces corps flottants donne à la lecture un tableau très précis du lieu. On y circule avec le courant d’air…
troublant ces zones de flou où on arrive (à nos âges), quand on m’a toujours dit que j’avais une si folle mémoire, heureusement on peu écrire, et tricher un peu …
un voyage qui me fait penser au mouvement d’une visée telemetrique, on ajusterait deux images, une dite floue, une autre nette, précise, on voudrait trouver la précision. On s’interroge sur ce que l’on voit, désire flou comme sur ce que l’on voudrait précis.
Encore cette précieuse sensibilité dans ton écriture. Et je m’imagine la tablée, ce qui se passait autour… Quels étaient les plats ? Merci.
ces lieux chargés, que nous croyons porter en nous et dont nous n’arrivons à reconstituer comme le voudrions que les émotions
Une visite de tes lieux à le fois intime et touchant le hors soi, elle nous embarque. Merci Caroline
Plaisir de retrouver un personnage déjà entrevu (et admiré) dans ton livre ! La reconstitution du lieu, composé de bribes de mémoires, fait écho au mystère de celle qui y règne. Merci, Caroline !
Autant l’arrivée est mouvement, après le départ haletant de Paris (puisque j’ai lui la #2 bis avant celle-ci), autant ces pièces respirent le calme, la blancheur, elle sont aériennes aérées, limpides, comme débarrassées de ce qui parfois encombre le souvenir.
Et cette phrase qui m’intrigue « C’était celle où ma mère devinait l’avenir de ses clients dans les taches d’encre. »