Soutenus par le sol en terre d’une cave sombre aux odeurs lourdes, les étagères, les caisses en bois, les contenant de saumures et de fermentation alcooliques, les pommes de terre farineuses, les haricots princesse, les fines carottes, et autres destins arrachés au jardin tout proche, arpentent le temps de germes et d’imprégnations.
Senteurs de froid, sèches humidités, craquements, indicibles déplacements des larves et des insectes, dominés par les majestueuses araignées de suie. Le duvet de leurs pattes se confond avec la poussière et l’abondante moisissure, tout en mouvement, tout en lenteur. Exploration du volume. L’espace respire mal, asthmatique, tangue, en soi (imperceptible mouvement pour les incrédules). Et, sourdement, amplifie le craquement des pas sur marches.
En descension et en ascension. Peu ou pas de lumière, la mémoire ne peut trancher, et l’espace évoqué plus accessible. Accepter. Surgit le conflit, le conflit du temps et des images effacées. Accepter : invoquer et détruire un peu plus à chaque étape. Celle de l’ascension mystique, du vide anecdotique, dirige droit vers une porte rapidement franchie, vite oubliée.
Elle débouche en craquements et blocages à répétition (variable de l’humidité) sur une série d’inconnues complexes, insolvables équations : à droite un canapé pour une personne, vautrée, corpulente, en pleine sieste, la troisième de la journée. Que faire d’autre ? Empesé de sommeil, de ses habitudes, de son corps, couché sur le flanc, les bras oreillers, ce ventre débordant, quatre-vingt-sept années d’usure… À gauche un large fauteuil enserre une petite femme au visage rond, au tablier fier, à la chevelure drue et bouclée. Elle fixe le vide. Elle respire à peine, unique preuve de son existence. Elle respire, mais ne bouge pas pour l’instant.
De l’exiguïté, de la riche odeur de pourriture du sous-sol, l’espace s’élargit, la vie s’atrophie. Le salon écrin d’infinis sommeils, de regards tristes. Espace austère, progressivement abandonné, réduit à des sentiers courts et de moins en moins empruntés. Stratégiquement disposée, l’axis mundi (arte dei poveri) de ces existences figées, une grosse télévision trône sur son autel, ses prêches lumineuses animent différents flacons disposés sur un meuble bas, proche du piédestal, hosties médicales et autres poisons y complètent l’opérativité répétitive du chemin de croix de ce couple au physique rédigé par le temps : rides, déformation des mains, cicatrices, les taches de rousseur combattent désespérément les lentigos …le corps vacarme, le corps prolixe… jamais plus de silences.
Un mur sépare l’ombre du salon de la lumière de l’atelier et de la cuisine, un mur percé d’une grande fenêtre, d’où émane l’espérance et ce passé heureux… sur le présent déclin.
Un coup de sonnette retentit, onze heures dix-sept, probablement l’agent de quartier qui signale son arrivée, il faut maintenant que ce monde s’anime, que la bouteille d’alcool de grain se débouche, que le verre se remplisse, que son gosier brûle comme à chaque étape de ce périple alcoolique.
Tout simplement magnifique !
Que vous dire Muriel? Votre message me touche énormément, un immense merci… c’est très encourageant !
Une belle entrée en matière avec une vraie matérialité.
Bonjour Élise, merci beaucoup… je tente (je souligne) comme je peux de restituer des ressentis, d’exprimer des matières (même les personnages), plutôt que de décrire.
Ooooh !!! Ç’aurait été larcin que de nous en priver…
À vous lire encore, goulûment !
Bonjour Gwenn (magnifique prénom!), votre message me fait un bien fou! Excellente journée!
« Stratégiquement disposée, l’axis mundi (arte dei poveri) de ces existences figées, une grosse télévision trône sur son autel, ses prêches lumineuses animent différents flacons disposés sur un meuble bas, proche du piédestal, hosties médicales et autres poisons y complètent l’opérativité répétitive du chemin de croix de ce couple au physique rédigé par le temps : rides, déformation des mains, cicatrices, les taches de rousseur combattent désespérément les lentigos …le corps vacarme, le corps prolixe… jamais plus de silences. […] un mur percé d’une grande fenêtre, d’où émane l’espérance et ce passé heureux… sur le présent déclin. […] Un coup de sonnette retentit »
Impression d’un naufrage au-dessus d’une cave à victuailles et vinasse. Vos descriptions sont implacables et elles réveillent tous les sens même si l’histoire ne laisse pas de place à l’happy end. Une noyade collective à petites gorgées ? Envie de connaître leurs histoires à ces personnages abandonniques.
Bonjour Marie-Thérèse.
Pas de naufrage en vue, un parcours de vie sur la fin, l’angle de la pente douce s’accentue et le qualificatif ne convient plus, la descente s’accélère. La cave n’est pas un lieu à victuailles et vinasse, mais un écosystème dans lequel passent de temps à autre – de plus en plus rarement – les personnages, il est habité par d’autres vies, plus « élémentaires ». Ce couple n’est pas abandonnique, mais abandonné, le souffle court, amour un peu usé, corps totalement usés, c’est un destin aussi implacable qu’universel. Ils ne bougent pas, cela fait partie de la consigne, j’en ai fait des ombres, perdues dans leurs existences. Mais il n’y a pas de noyade, juste le deuil de la révélation / apocalypse. Vu avec détachement, c’est un destin, et il peut y avoir un happy end à travers la transmission. Excellente journée, et merci pour votre message.