L’écrivain est assis à sa table de travail devant une feuille blanche et ferme les yeux. Son oeil cherche le chemin du souvenir et il explore. Il a pris ce train tous les jours pendant de si longues années. Il s’en rappelle quelques détails, comme les boutons au dessus de son siège pour allumer une lumière individuelle ou pour ouvrir une aération quand l’air était trop lourd. Mais son oeil ne retrouve plus la couleur des sièges. Il se souvient distinctement de la voix qui annonçait le départ du train et qui mettait en garde les passagers d’une fermeture imminente des portes, mais il ne se rappelle plus le nombre de fenêtres dans le wagon. Il a pourtant pris ce train des centaines de fois.
Il se souvient de ce vaisseau qui, à pleine vitesse, s’engouffre dans le tunnel du temps. Sur l’écran des fenêtres vitrées, défile le film en accéléré d’un monde immobile. Dehors, tout glisse comme un tapis s’enroulant sous les roues du train. Dedans, les rideaux des fenêtres ondulent avec les écharpes qui tombent des porte-bagages au-dessus des fenêtres dans une danse que rythme le balancement syncopé des wagons sur les rails. L’atmosphère est sourde. Les têtes des passagers inertes dodelinent de concert sur les appuis-tête.
Le regard de l’écrivain avance dans l’étroit couloir qui traverse le wagon d’une porte à une autre. Sur le côté, sur les sièges en plastique, dorment des vies entre parenthèses. Les regards s’éteignent dans les pages d’un livre, sur l’écran d’un ordinateur, derrière la fenêtre dans le glissement du temps. Certains passagers dorment. Les histoires reposent sous les couvercles. Parfois, un regard, une parole anodine, des sourires qui se croisent au hasard entre deux voyageurs semblent esquisser un réveil. Mais la parenthèse tout juste ouverte est aussitôt refermée.
L’oeil de l’écrivain survole les âmes endormies. Il essore le souvenir, il essaie d’en tirer une odeur, une couleur, une musique qui s’élèverait au-dessus du ronronnement permanent qui enveloppe les esprits dans la torpeur obsédante. Son regard contourne l’immobilité pour chercher dans son imagination le fil d’une histoire. Il attend un mouvement.
Le contrôleur surgit, franchissant la porte au fond du wagon. Son apparition fait exploser les bulles de solitude. Quelques corps avachis se remontent sur le dossier de leur fauteuil, des paupières encore lourdes amorcent un réveil et l’oeil de l’écrivain se jette sur cette proie providentielle. Le personnage est là, tissant la matière de l’écriture dans les gestes anodins de sa fonction. Un bonjour, une main lui tendant une carte d’abonné, le poinçon d’un billet, un merci. Parfois un peu plus, un horaire pioché dans l’épais ouvrage indicateur de la compagnie.
L’attention se déplace et traverse le wagon comme un coup de vent. Dans le sillage du contrôleur, les parenthèses se referment, les regards se perdent à nouveau derrière les mots imprimés d’un livre, les images d’un écran d’ordinateur, le film en accéléré d’un paysage immobile qui défile à la fenêtre. Et se rendorment.
L’oeil de l’écrivain lit les phrases qui viennent de noircir quelques lignes de la page devant lui. En dessous, le blanc de la feuille de papier est aveuglant.
« En dessous, le blanc de la feuille de papier est aveuglant. »
Tout à fait ça…
Oui. L’écrivant est photosensible.
L’écrivain comme un passager de train… très forte sensation de cette avancée dans le wagon, les autres au bord de la présence, comme évanouis, et le surgissement du contrôleur cette » proie providentielle » et belle continuité avec le #01
on voyage en pensée en souvenirs en possibles futurs, merci.