J’ai besoin d’être épaulée. J’ai besoin de retrouver des images, des informations, des détails, car mon cerveau seul ne peut pas reprendre, reprendre comme on reprend un tissu pour lui donner la forme du vêtement que l’on désire. Je couds très mal. Reprendre une coupe, un ourlet, une pince, suppose qu’on a prévu d’arriver quelque part, que l’on veut arriver à un résultat, qu’on l’anticipe – si je coupe ici et que je fronce là, j’obtiendrais, etc. Mais je n’ai pas idée du résultat. Je pars de zéro et j’avance vers quelque chose que je ne connais pas. Le fait que je ne le connaisse pas est ce qui me fait avancer. La tige de la capucine grimpante ne dit rien d’autre. Elle se lance, elle tâtonne, elle se balance d’un angle à l’autre, bat à son rythme, à sa mesure de découverte active qui lui fait toucher des supports possibles sans les voir, et s’accrocher – ses fleurs, avant de s’ouvrir en forme de petites têtes de dragon, racontent bien la bataille.
Pour ce trajet, il faut du matériel. Le trajet lui-même demande à voir. Quel bateau ? Il part de Ravenne sûrement. Un ferry. Le port de Ravenne s’appelle Porto Corsini et quand on longe la via Molo San Filippo on croit voir les maisons de Valras. On part vers Rovinj peut-être, dans un pays qui n’existe plus. Tito est encore vivant. Nous n’avons pas de conscience politique. C’est une question de tarifs. Le port de Rovinj ressemble à Nice. Tout ça n’a pas vraiment de sens, est particulièrement beau, incroyablement irréel, inatteignable, enfoui, imaginaire, gorgé d’odeurs et de chaleur, éclatant, sale, masqué par l’esthétique touristique qui rend secrets les gens et leur vocabulaire. Sur la pellicule un cran saute, elle s’arrête, la lampe du projecteur fait fondre l’image. Une petite ébullition couleur sépia, loin dans le temps, jadis, autrefois, un jour.
Je sais juste que ça n’avait aucun sens, car il y avait, construite sur le pont du bateau, une piscine. Un manque de logique. Comique. De l’eau autour, de l’eau dedans. Ça n’était pas raisonnable pensait mon cerveau des années 70 qui n’avait jamais rien vu et rien compris.
Tout est perdu. J’y étais, elle y était, nous y étions, elle ne s’en souvient plus, nous n’en avons jamais parlé, elle ne m’a jamais raconté comment c’était du temps où c’était frais dans son esprit, c’est fini. Comme dans ces aquariums où la vitre est tellement épaisse qu’elle déforme la lumière et le regard – de plus, les algues prolifèrent.
Je vois très mal. Je n’ai pas la mémoire des lieux ni des visages. Ou plutôt, les visages sont des lieux que je ne sais pas différencier, et les lieux sont des gens qui portent des visages. Ce n’est pas une pathologie, c’est une volonté d’englober ce qui est séparé. Il n’y a pas de limites pense mon cerveau des années 2020. Avec un peu de chance, je vais déplier les pages collées entre elles.
si complexe ce statut du «je» et si ambivalent ici… plus le bout d’horizon devant, rien qu’avec un mot – chaque fois que pour moi il y a eu ferry, de Gênes pour Palerme ou Venise pour Corfou, c’était l’ouverture du chantier livre que ferais sur place…
C’est bizarre parce que c’est exactement – exactement – ça (comme on disait : la consigne) – exactement
Plutôt impressionné. Du mal à déceler les rouages mais ça déclenche une drôle de sensation. Alors, je relis. Je ne trouve pas, je ressens encore. Impressionné. Je relirai.
en mai j’ai pris un ferry, de Marseille à Bastia, pour r-ouvrir un chantier, je crois que je cherchais quelque chose d’incroyablement irréel, inatteignable, enfoui, imaginaire, gorgé d’odeurs et de chaleur… MERCI
« J’ai besoin d’être épaulé… » je le lis comme un appel à l’aide à l’écriture dont on sait qu’elle ne sera pas fiable, mais qu’on s’en remettra à elle, malgré ses limites. C’est magnifique cette resistance de l’apparition du lieu qui revient par bribe pour aussitôt s’échapper à nouveau
j’aime beaucoup le doute sur le fait de pouvoir s’appuyer sur ses sens et malgré cela, s’épauler seul(e) et en même temps avec le narrateur (trice) lecteur lectrice -ensemble- pour parvenir au bout du texte
J’aime ce cerveau qui est daté. Le rapport entre démarrage d’ecriture et couture, la capucine aussi. Le texte. Merci.
Merci beaucoup à tous toutes ! (j’ai l’impression qu’avec cet atelier on se lance, on fait, on va, et c’est après qu’on comprend ce qui s’est passé au fond) (c’est la magie du truc)
Belle image avec la tige de capucine… je la vois se balancer et chercher où se suspendre, s’enrouler, se développer, porter des fleurs..
très beau le dernier bloc… laisser venir la matière
« les visages sont des lieux que je ne sais pas différencier, et les lieux sont des gens qui portent des visages »
dirais-je que c’est déjà ça et presque tout
tout ce qui est perdu, tout ce qui reste, tout ce dont on ne savait pas qu’il restait, qui fait matière d’écriture…
j’aime beaucoup : cela n’avait pas de sens. j’aime beaucoup : la piscine dans le paquebot dans l’océan. J’aime beaucoup : l’aquarium et ses parois épaisses et les algues proliférantes. et alors les visages qui sont des lieux, les lieux des visages (et ce n’est pas une maladie).
Tout ça n’a pas vraiment de sens, est particulièrement beau, incroyablement irréel, inatteignable, enfoui, imaginaire, gorgé d’odeurs et de chaleur, éclatant, sale, masqué par l’esthétique touristique qui rend secrets les gens et leur vocabulaire. Sur la pellicule un cran saute, elle s’arrête, la lampe du projecteur fait fondre l’image. Une petite ébullition couleur sépia, loin dans le temps, jadis, autrefois, un jour.