Tu n’as plus souvenir du portail d’entrée qui ouvrait sur la propriété. Ni du trajet que vous faisiez pour rejoindre la grande bâtisse. Ce dont tu te souviens, c’est du haut du chemin pentu longé de murets de pierres. Tu jouais à les escalader puis à sauter à pieds joints dans l’allée qui menait à ce que vous appeliez tous Le château du Colonel. Pour autant que tu te souviennes, ce n’était pas une bâtisse très travaillée. Plus proche de la maison de maître que du château. Elle devait être grisâtre, construite en pierres simples, sans grandes fioritures. Cette demeure, que tes parents et un couple d’amis avaient louée pour l’été était rectangulaire et possédait une ou deux tours. Les lieux étaient, le temps de l’été, divisé en trois logements distincts. Le vôtre, à l’intérieur même du dit château, celui des amis de tes parents, dans une des tours à laquelle on accédait par le côté, tu n’en as qu’un souvenir vague. La troisième partie était celle du Colonel. L’entrée du château se faisait par le côté, une porte à deux battants ouvrant sur un couloir qui donnait accès à quatre pièces. Les deux pièces de gauche appartenaient au Colonel. A droite, il devait y avoir une pièce à l’avant mais tu n’en a pas souvenir. Au fond, on trouvait une cuisine dans laquelle il y avait une de ces longues tables un peu paysanne en bois simple. Vous y preniez les petit-déjeuners. Cette cuisine donnait à l’extérieur sur une cour à laquelle on accédait par de grandes portes fenêtres. Vous mangiez dehors le soir, sans doute des repas pris en commun avec les amis de tes parents. Tu as encore souvenir de certains menus cuisinés par ta mère ; tomates farcies, riz sauce provençale (le mot provençal avait eu à tes oreilles une consonance étrange). Et tu revois la vieille gazinière où ton père poêlera un soir des bananes pour les enfants. Tu le revois se débattre avec la sauce caramel qui avait durci brusquement. Tu ignores pourquoi ces souvenirs se sont gravés si intensément en toi. L’atmosphère de cet été-là devait être particulière. Aujourd’hui tu sais que c’est le dernier été que tes parents passeront ensemble. Quelque mois après ce séjour, ton père partira brusquement pour s’installer avec une jeune étudiante dont il était tombé amoureux. Vos chambres sont à l’étage. Peut-être au deuxième car dans ton souvenir les plafonds sont bas. Comme ceux des chambres sous toit. D’un côté la chambre des parents, c’est là que tu as vu ta mère dormir avec des bigoudis sur la tête. De l’autre votre chambre à ton frère et toi. Vous dormez dans des lits anciens dont le cadre est en métal. Ton lit est face à la porte, celui de ton frère doit longer le mur contigu au couloir. Tu gardes du positionnement de ces chambres une sensation de proximité que tu ne te souviens pas avoir connue dans la maison dans laquelle vous vivez dans la petite ville de province où vous habitez. Tu te souviens mal aujourd’hui de cette vie-là, tu as peu d’images de ton père vivant à la maison. Donnant sur la cour arrière où vous mangez le soir, une vieille bâtisse, probablement les écuries. Tu crois te souvenir des portes à doubles vantaux. Jouxtant ces écuries, une petite construction en dur, un poulailler peut-être ou une cabane à outils. Tu t’en souviens car les dimensions faisaient penser à une maison pour enfants ou pour nains ce qui t’amusait beaucoup. A l’avant du château, on l’apercevait en montant l’allée, sur toute la longueur de la façade une vaste terrasse en dalles de pierres. C’était la terrasse du Colonel. Cette terrasse ouvrait sur un verger dont ta mère te reparlera souvent. Non pour évoquer le départ prochain du père, mais pour vanter le goût des coings qui y poussaient. Le Colonel vit principalement dans les deux pièces du rez-de-chaussée, celles qui donnent sur la vaste terrasse. Elles ont beau être privatives, toi tu t’en souviens car vous vous étiez pris d’amitié le Colonel et toi. Et tu passais parfois lui faire une petite visite. Ce qui t’avait marqué c’est la pénombre dans laquelle il vivait quelle que soit l’heure. Les volets y étaient invariablement fermés. Les yeux prenaient du temps à s’habituer au manque de luimière. Tu revois sur la droite l’ombre d’un sofa dans lequel il se tenait assis. Et lui, petit et frêle, vêtu d’un peignoir d’intérieur. Peut-être en soie. Ce dont tu te souviens, c’est d’avoir voulu le porter. Tu ressens encore son poids peser sur tes muscles frêles de toute petite fille. Tu ressens dans ta chair le sentiment périlleux du déséquilibre engendré par son corps en suspension. Il y avait cet été-là comme une atmosphère de fin de règne qui pesait sur les lieux. Un sentiment de nostalgie avant l’heure. De temps suspendu.