#été2023 #02 | La maison de Vienne

Codicille : Je me saisis de la proposition #2 pour remettre au travail un morceau de Osmin sur la route (mon pavé au long cours). Pour ce passage, c’est surtout de la relecture, des retouches. C’est la #2bis qui va me permettre d’écrire la partie pour l’heure manquante entre la gare de Paris et la première entrée dans l’immeuble qui deviendra le Sérail, à Vienne. C’est l’occasion d’évoquer Vienne la Rouge, projet politique, urbaniste et architectural découvert en cours de route.

Osmin est bien le seul à ne pas s’étonner qu’il y ait effectivement un immeuble à l’adresse que le joueur leur avait indiquée sur une de ses dernières cartes de visite. Il doit être au fond de l’eau de Monte-Carlo à présent, dit Selim, en connaisseur des fins de parties. Osmin frissonne. Ça prend la forme d’un spasme dans ce grand corps. Ils tournent autour du pâté de maisons pour trouver une entrée. La porte principale a dû être condamnée il y a plus de dix ans. Derrière, dans une rue large à peine assez pour son tonnage, un camion empêche presque le passage des ouvriers. Ils préfèrent ce boyau au trajet des façades, où leur aspect les épinglerait sur le blanc impeccable des immeubles en pierre de taille. Mieux vaut passer par derrière, où la suie et les fumées d’échappement ont bien noirci les murs — à toute heure les chats y sont gris —, où en toutes saisons les pavés de la rue sont couverts d’une couche de gras bien loin du lustre des avenues voisines sous la pluie — du gras mat et collant venu d’on ne sait où, mais que les habitants imputent à l’écrasant derrière de la maison de mode qui à elle seule occupe entièrement un des deux côtés de leur rue et les domine de ses sept étages borgnes. Oui, borgnes exactement : toutes les fenêtres définitivement closes, murées de tentures immobiles au point qu’ils les croient de pierre, elles aussi, à l’exception de ce trou rond au-dessus du porche qui paraît un gros œil sans sommeil, toujours à les toiser dans leur cuisine crasseuse, le réduit de leur chambre où ça s’entasse à quatre ou cinq, où ça gueule quand ce n’est pas à se morfondre de la rare lumière et des maigres perspectives. Les travailleurs qui empruntent la ruelle gardent la tête encore penchée à contempler le reflet de leur dormeur dans chaque pavé. Osmin remonte leur courant pour faire place à ses compagnons de voyage. Un des gars en bleu regrette chaque matin l’école, il lit dix fois, vingt fois, sans même s’en apercevoir les lettres peintes en noir si net qu’elles parviennent à se détacher de la crasse du mur : ZUGANG NUR FÜR PERSONAL UND ZULIFERER, tout en pressant le pas vers l’atelier ouvert aux quatre vents où elles continueront leur danse syllabique jusqu’au premier verre de blanc. Mais tandis que ça fraye entre les camions, les somnambules et les bicyclettes des mieux lotis, d’autres regards sont captés d’avance par la loupiote du tailleur d’en face, une méchante ampoule qui tout de même fait un point chaud dans la nausée du petit matin, la fatigue de la veille portée sur les épaules en plus des besaces. La Soigneuse regarde le travail des doigts et de l’aiguille. Elle n’a pas souvent le mal du pays. Selim fait jouer la grosse clé dans la serrure de cette petite porte presque cachée par les majuscules des inscriptions qui la surmontent. Elle grince comme un klaxon enroué. La Soigneuse les a rejoints et ils entrent à tâtons dans leur maison.     
D’abord, il fait noir comme dans un four. Elle craque des allumettes pour chercher une direction, que des courants d’air malins soufflent l’une après l’autre. Selim déchire un rideau qui donne un peu de jour, et de quoi bricoler une torche. Il voit leur mine gênée : c’est notre maison, leur rappelle-t-il. Ils poussent des portes qui ne mènent nulle part et un instant, ils pensent au labyrinthe en même temps. Une porte s’ouvre alors sur un flot de lumière. Ils abritent leurs yeux derrière leurs mains, fixent le sol. Une mosaïque, ce qu’il en reste, la queue d’un dragon ? Les feuilles d’une fleur ? Le cœur d’un iris ? Ils suivent les petits carreaux de couleurs jusqu’à la butée ronde d’un escalier monumental. Leurs yeux s’accoutument à la lumière qui pleut du plafond. Les modèles en noir et blanc des actualités posent en quinconce sur les marches. Tout en haut, le fantôme de Madame, la couturière française, auréolé de poussière. La Soigneuse se souvient très bien de la photo dans le journal de Métropole, mais de l’article, non. Elle ne l’avait peut-être même pas lu, à l’époque. Elle était jeune… À mesure qu’ils s’élèvent dans les degrés, ils aperçoivent la distribution des portes en arc de cercle, les vitraux crevés, les couleurs passées dans cette inondation de lumière, le faste vieillot et déglingué à la Française, Selim murmure : des millions de travaux… Mais la Soigneuse lui souffle : ou bien on fait comme avec toi, on rafistole, on s’arrange… Je ne sais pas, cette fois-ci je ne sais pas, répond-il sans élever la voix. Osmin se meut comme un poisson dans les étages de cet aquarium, elle croit voir ses tempes s’animer d’un léger va et vient, quelle drôle de créature ! Et toujours ils s’élèvent, marche après marche, de pierre, de bois, ouvrant les portes au hasard, se laissant aller à se perdre, à s’appeler de loin pour faire jouer l’écho et l’étrange acoustique des couloirs qui les fait apparaître là où ils ne sont pas, et parfois empêche leur voix comme si elles se prenaient dans chaque ectoplasme qu’elle croise… 


Parvenus sur le toit qui faisait une terrasse, l’air leur parut étrangement léger. Selim s’avança vers la balustrade ouvragée qui ceinturait ce grand espace libre sous le ciel. La Soigneuse frissonna par avance : la longue silhouette de Selim dans le contre-jour, le vide à portée de la main… Sans se retourner vers eux, il dit que sa décision était prise, Osmin avait raison, c’était là leur maison. Il embrassa longuement les toits de la ville du regard et le ciel avec eux : « Et voilà l’issue de secours ».

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

Un commentaire à propos de “#été2023 #02 | La maison de Vienne”

  1. J’aime tout ce mouvement qui anime ton texte, et ce passage dans le noir avec ses détails de mosaïque, l’ombre de la couturière, tout l’atmosphère étrange qui s’élève de ce dédale…