#été2023 #02 | les dominos

   la porte d’entrée reste souvent ouverte durant le jour pour faire un appel d’air avec une autre porte lui faisant face, ouverte sur la véranda et le minuscule jardin de pierres, dans la pénombre des volets baissés, sous le ronflement monotone de l’énorme ventilateur fixé au plafond       malgré l’air brassé, la moiteur stagne dedans comme dehors même si l’allée
de lattes grisées au bord du petit jardin peut donner une illusion de fraîcheur       sur la droite, les hautes vitres de son atelier à elle – on y entre rarement –    tout droit, la véranda longe le seuil du salon avant un mur où sont adossées deux chaises longues puis l’entrée de la grande cuisine aux volets clos contre le soleil d’ouest        des effluves de menthe, de gingembre et peut-être aussi de paprika y flottent       de vieux placards d’un autre temps repeints en blanc jouxtent un grand réfrigérateur moderne dans lequel infuse toujours du thé glacé aux chrysanthèmes            en ouvrant sa porte pour saisir la grande théière et se verser un thé on remarque les légumes soigneusement coupés dans des boîtes en verre et de nombreuses canettes de bière        serrant la tasse fraîche au creux de la main ou l’apposant contre le front contre les joues on hésite à s’asseoir à la table de bois peint assortie aux placards        quand un claquement sec incite à écarter le rideau de perles donnant sur le salon au canapé d’un rouge profond – son velours inconfortable par cette chaleur – entouré de deux fauteuils en osier, vides        devant la porte ouverte sur la véranda, a été tirée une table de jeux où une partie de dominos, semble-t-il, est en cours        deux femmes d’une cinquantaine d’années et une troisième beaucoup plus jeune sont assises, alanguies dans la touffeur de l’après-midi, perlant de sueur, les mains protégeant leurs dominos du regard des autres        elles semblent attendre, une quatrième chaise écartée de la table est vide        à sa gauche, dans une poussette, un enfant encore bébé vient de se redresser et regarde fixement devant lui

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

16 commentaires à propos de “#été2023 #02 | les dominos”

    • Heureuse que ça te plaise et heureuse aussi qu’on se suive sur ce chemin d’écriture… à très vite

  1. j’adore ces petits espaces d’air entre les mots ou sont-ils aussi les signes des dominos noirs qui les relient
    petits espaces de mémoire

    • Merci beaucoup Huguette pour le retour. Depuis une consigne de l’atelier #Pousser la langue autour de Jacques Roubaud, j’utilise assez souvent les « blancs » comme une respiration, petits espace de mémoire oui et parfois trous de mémoire

  2. L’espace habité de multiples parfums et saveurs, de couleurs – immersion sensitive avant l’arrivée des personnages. Merci Muriel, bonne suite

  3. Merveilleusement créée cette ambiance intime dans laquelle on pénètre comme un intrus s’emparant d’un territoire qui n’est pas le sien, mais qui le (nous) mobilise totalement. La chaise vide gagne une force immense dans ce tableau ! Merci, Muriel !

    • Comme tu l’as bien perçu, le personnage qui s’est levé de sa chaise avant qu’on l’aperçoive sera sans doute important. Un grand merci pour ton écho, Helena !

  4. Immergée par les sensations, cette chaleur, ces odeurs, l’attitude alanguie des femmes… Qu’il fait chaud et que c’est bon ! Merci Muriel

  5. C’est très fort l’entrée en scène de ces trois femmes, la partie de dominos et surtout ce bébé étrange qui se redresse, presqu’inquiétant

    • oui un bébé un peu étrange, son regard a quelque chose d’inquiétant… est-ce qu’il deviendra un personnage de la proposition #03 ? je ne sais pas encore… Merci Catherine pour cet écho

  6. Les espaces comme appel d’air, oui, c’est une super idée. Et clac, le claquement sec et le rideau de perle et voilà on découvre les personnages et on attend celui qui a laissé libre sa chaise. Merci, Muriel.