On peut trouver dans ses textes et ses interviews plusieurs passages évoquant sa révélation à l’écriture. Je ne les avais jamais encore rassemblés, mais ce qui est vertigineux et un peu angoissant, c’est que le moi lecteur, aux différentes époques de leur lecture, les a systématiquement surlignés. Je me souviens, quand j’étais tout juste sorti du lycée, j’étais effrayé par le rapport utilitariste à la littérature que les études proposaient, et finalement, mon désir d’écriture m’a fait basculer de l’autre côté, je n’ai plus lu que pour percer le mystère de l’écriture. Le palimpseste de ses révélations adresse un miroir moqueur à l’alchimiste cupide que je suis devenu.
C’était une commande, et l’émerveillement enfantin de me rendre compte que les mots sur la page venait de moi, pas de mes parents, pas des livres ni de professeurs, je savais écrire et je n’avais aucune idée de à quel moment cela avait été rendu possible. C’est cet instant renouvelé. C’est la musique du monde, peu importe mon sentiment à son égard, peu importe ce qu’elle raconte, à un instant me vient le contrepoint, le monde peut continuer sa cacophonie majeure ou son harmonie suprême, ma ligne trouve exactement comment se mouvoir. Ça a toujours été laborieux. Je ne crois pas à l’épiphanie de l’écriture, c’est une chose arbitraire, les gens écrivent des choses, d’autres en lisent, parfois ils se rencontrent. Avec le temps, cette relation accouche d’une œuvre, enfin, la croyance en une œuvre. Et à un moment, même, ça peut servir de référence commune à une société, ça rentre dans le CV national. Né un autre jour à un autre endroit, je ne serais pas devenu écrivain. Ça n’a vraiment pas d’importance. Peut-être que l’épiphanie, ça a été de me dire que je préférais taper à la machine, puis à l’ordinateur, plutôt que de commercer ou d’apprendre le dessin industriel comme mes grands-parents. Il y avait eu une longue nuit, et des rêves, et mes rêves avaient entendu le signal donné par la veille. Au lever, s’écrivait ce qui a toujours été là. Ma langue, ma langue infime, qui hier n’était pas, devenait un élément constitutif de l’univers. C’était à la lecture d’un texte d’un auteur américain reconnu, j’ai lu le texte et ça ne m’allait pas, tout simplement. Il était passé à côté, il était sur un autoroute et n’avait pas remarqué l’essentiel, par-delà la bande d’arrêt d’urgence et le rail de sécurité, un arbre, une maison, un sentiment, il avait cru que l’autoroute était le récit, et ça l’avait amené d’un point A à un point B. Alors moi, j’avais entrepris d’écrire l’arbre, la maison, le sentiment. Et peu importe si les voitures ne s’y arrêtaient pas, c’est ici que ça se passait. C’est ce qu’on appelle la vocation, on te repère à cause d’une dissertation et le prêtre conseille à tes parents de t’envoyer au petit séminaire. Flatté dans ton orgueil, tu te prends au jeu et tu commences par la vieille histoire du mérite et de la grâce. Alors tu reviens chaque jour, tu supplies chaque instant, chaque visage, chaque souvenir, chaque émotion, tu frappes en vain à la porte, tu déposes en offrande ton labeur sans savoir s’il servira à nourrir les dieux, les prêtres ou les nuisibles. Et rien à faire, le paradis ne veut pas de toi. Mais quand même, on t’a éduqué pour ça, à n’aspirer qu’à cela, alors tu recommences. Tantôt tu t’inspires des régimes strictes, tantôt tu es prêt à vendre ton âme au diable, tu emploies la ruse, l’alcool, la drogue, la privation de sommeil, tu souhaiterais être fou puisque les derniers seront les premiers. Et puis un jour, tu écris ce que tu as envie d’écrire, tu éprouves du plaisir, alors tu recommences, c’est tout. C’est quand tu es sincère, mais c’est une chose extrêmement difficile à atteindre, ça, la sincérité. Je crois que je n’y suis pas encore arrivé.
« Alors tu recommences, c’est tout » C’est exactement ça. (Et hâte de lire tes prochains textes !)