Elle a toujours écrit. Elle répondrait comme d’autres. Avoir commencé tôt, n’avoir jamais arrêté. Elle le dirait gênée, comme d’usurper d’autres vies, auteur n’est pas son métier. Mais répondre autrement serait mentir. Des poèmes depuis petite, retours à la ligne ; sérieuse conformité. Elle écrivait et cachait les cahiers. Vérifiait le soir, ont-ils été ouverts ? Se fiait à d’implacables indices. Non pour agir, que faire ? et contre qui, mais pour doser la liberté possible, la dose d’hermétisme nécessaire pour s’exprimer sans être comprise. Mais sans perdre le sens. Ces cahiers dans les placards, comme pays dans le pays, se raccrocher à ses espaces en papier. Et écrire sera identité proclamée, elle répondra : je « suis » toujours écrire. L’écriture comme destin qui la précède.
Tout n’est pas texte. Certaines pages sont ratures. Un mot, un autre. Les suivants. Toujours le même, son prénom. Il fait phrases, pleines pages. Le même sien, main appliquée, aucune lettre ne ressemble aux précédentes. Sans arriver à la forme accomplie qui lui permettrait de s’arrêter. Ne réfléchit pas, écrit, n’écrit pas, répète la chose comme aveugle qui cherche ses contours. Son prénom n’est pas elle, il est mot sur ces espaces vidés du monde. Elle quittait déjà sans le penser. Lignes et questions entremêlées.
Choisir des cahiers anodins, même marque, même format que le quotidien scolaire. Discrets parmi les cahiers de maths, de grammaire. Commencer à la troisième page, disséminer les poèmes au hasard. Des dessins pour compléter les phrases ou les brouiller. L’écriture comme élément de vie ordinaire, pour détourner l’attention de sa nécessité, son affaire personnelle, tout le reste se partage. Elle a intégré le réflexe de cacher, de démultiplier les camouflages : ses textes seraient objets clandestins à protéger des regards indiscrets, ce danger latent. La poésie n’allait sans doute pas la sauver, mais elle devait sauver ses poèmes. Quitte à arrêter d’écrire pour s’éviter l’angoisse d’être découverte, comme fautive d’être elle, à plat projetée.
Ce jour-là. Cette heure de geste improvisé. La chambre, l’amie d’enfance et son privilège de spectatrice unique, piégée. Ce jour-là, elle n’hésite pas. L’idée s’impose et ne tremble pas malgré les protestations de l’amie. Les airs de drame qui écarquillent ses yeux. Tu ne vas pas tout brûler ? Comment peux-tu ? Elle n’hésite pas, malgré le bras tendu de son amie, comme implorant grâce et pardon. Tu n’as donc pas de cœur ? Elle a des yeux, ils regardent le feu détruire des années de mots. Ils entendent le craquement de l’allumette, le déclic des fins, l’odeur du papier qui brûle et expire. Elle a des yeux, ils se remémorent d’autres bruits en écho, plume sur les pages, odeur d’encre sur les feuilles, doigts maculés… et devant ses textes charbonnés, elle comprend qu’elle écrit pour la première fois, ce jour-là. Dans ce geste absolu, perte et renonciation. Sans intention, ni calcul. Dans l’absence des mots, comme ultime cri de matière. De là seulement elle peut commencer à écrire. Et corriger, dire n’avoir peut-être pas toujours écrit, mais aujourd’hui seulement.
« la dose d’hermétisme nécessaire pour s’exprimer sans être comprise. Mais sans perdre le sens. Ces cahiers dans les placards, comme pays dans le pays, se raccrocher à ses espaces en papier. Et écrire sera identité proclamée, […] Ne réfléchit pas, écrit, n’écrit pas, répète la chose comme aveugle qui cherche ses contours. Son prénom n’est pas elle, il est mot sur ces espaces vidés du monde[…].Elle a intégré le réflexe de cacher, de démultiplier les camouflages : ses textes seraient objets clandestins à protéger des regards indiscrets, ce danger latent. La poésie n’allait sans doute pas la sauver, mais elle devait sauver ses poèmes […] et devant ses textes charbonnés, elle comprend qu’elle écrit pour la première fois, ce jour-là. »
Et maintenant en pleine lumière , Gracia !
merci Marie-Thérèse 🙂
J’aime vraiment beaucoup…
Ces sentiers parcourus également dans mon enfance, la nécessité de tout cacher
même aujourd’hui, dire vraiment
retenu, interdit
Merci Gracia pour ce profond partage
Françoise, si touchée par ces échos, merci merci ! quand partager les mots permet de voir que nous partageons des vies. Merci
(je manque cruellement de temps, j’aimerais tant pouvoir participer plus régulièrement aux ateliers et échanges, mais à chaque fois je renonce contrainte. merci de me rappeler cet espace grâce à notre échange)