On devinait à travers les fenêtres de la médiathèque l’océan. Quand ce sentiment de joie face à la beauté l’envahissait, elle se trouvait bête, elle s’en voulait, elle devrait le savoir maintenant, le monde est laid, tout s’abîme si vite. Alors elle détournait la tête et regardait vers l’est, vers la ville et les hommes. Elle se demandait comment il serait ce soir, elle repensait au repas, elle révisait la liste de consignes qu’il lui avait laissée avant de partir au lycée, elle était certaine d’avoir rempli toutes ses missions, mais elle s’inquiétait quand même, comme un enfant avant un contrôle à l’école, ce matin il lui avait demandé de passer au pressing pour récupérer ses chemises, il lui avait aussi demandé de payer la nourrice, elle avait ce qu’il fallait, elle repartait vers l’accueil tranquillement et elle repensait au reste de la journée, ce midi, oui, ce midi, la directrice lui expliquait les nouvelles consignes de sécurité quand il a appelé, elle a dû s’excuser pour répondre et quitter la pièce, maintenant elle répondait toujours à ses appels, autrement il devenait fou, qu’est-ce qu’il lui avait dit, qu’est-ce qu’il avait dit ce midi, le rôti, ses parents, le rôti et les pommes de terre en chemise, elle court vers la zone fumeur pour appeler le boucher, elle regarde sa montre, il est encore ouvert, est-ce qu’il pourra prendre sa commande pour demain soir, elle refait deux fois le numéro, il répond, elle souffle et elle espère.
L’homme en gris était assis à une table du rayon jeunesse, il feuilletait un bel album sur les aurores boréales qu’il avait pris dans les nouveautés exposées sur de petites tables à l’entrée du rayon, l’histoire d’un renard, illustrée de jolies illustrations. Il a levé la tête en reconnaissant sa voix, il l’a vu à travers les balustrades en Plexiglas, sortir d’un bureau à l’étage du dessus. Il a posé l’album sur la table basse devant lui et il s’est approché de la balustrade pour l’observer, il pensait la saluer au passage, elle a descendu les escaliers, elle est passée devant lui sans le voir, perdu dans ses pensées, arrivée au palier de l’étage du dessous, elle s’est mise à courir vers la sortie. Il a rangé l’album, et il est descendu tranquillement lui aussi. Arrivé en bas, il l’a vu, discutant au téléphone, à côté d’elle, il y avait un groupe de fumeurs sur le côté de l’entrée de la médiathèque. Un groupe d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, réunis par le tabac, ils ne se parlaient pas, ils n’avaient pas l’air de se connaître, certains avaient l’air malheureux, il y avait encore des vies à écrire pour lui, il a souri en pensant à ses futurs. Elle a éloigné son téléphone portable de son visage. Il a vu à son expression qu’elle était soulagée, elle a souri à la jeune fumeuse qui était à côté d’elle, en retour celle-ci lui a fait un petit signe avec sa main droite qui tenait une cigarette, dans l’air ce geste a formé un petit nuage étrange et grimaçant puis elle est entrée le sas. De là où il était, l’homme en gris voyait le petit nuage qui était au-dessus de la tête de jeune bibliothécaire, quand les portes coulissantes se sont ouvertes pour elle, le petit nuage comme aspiré l’a suivi. Elle a tourné à gauche, elle a ouvert une porte réservée au service.
Il a continué, accoudé au comptoir de l’accueil a observé le groupe de fumeurs pendant quelques minutes, les deux jeunes hommes qui réceptionnaient les livres en retour l’ont salué, il a répondu d’un coup de tête négligeant, ici il était un peu chez lui.
(j’ai reconnu l’album : – ) (et le sentiment d’inquiétude)
La double focale, du point de vue de la femme, et du point de vue de l’homme qui la regarde, donne à cette scène une grande animation. Et malgré les laideurs de la vie que certains passages suggèrent, l’image de l’océan, première, demeure.