Première lettre
le 12 juin 2022,
Cher auteur,
Je profite d’un arrêt prolongé en gare de Gourdufle pour vous adresser cette missive. J’ai bien conscience de l’aspect exceptionnel de la chose, qu’un personnage de roman s’adresse à son auteur (je n’aime guère le terme de créateur qui, malgré l’incontournable réalité qui veut que je sorte de votre imagination, vous place en position de dieu tout-puissant. Les personnages de votre entourage ainsi que les lecteurs qui vous ont lu jusqu’ici savent bien qu’entre nous, les relations ne sont pas de cet ordre). Vous m’avez installé sous la casquette d’un contrôleur de train et c’est évidemment votre droit. Je n’ai guère d’attirance pour l’uniforme mais je passe sur la veste réglementaire de la compagnie des trains, tout comme je passe aussi sur l’attirail du marin en devenir assoiffé d’aventures avec la marinière, la boucle d’oreille et les chaussures de bateaux. Vous aviez besoin d’installer votre personnage et le stéréotype fait toujours mouche. Je vois défiler devant mes yeux nombre de personnages que vous étudiez simultanément. Ils entrent et sortent de la première voiture du train avec leurs mystères sur lesquels vous apportez un peu de lumière, certains demeurent en dehors du train et le regardent passer, d’autres enfin, n’ont qu’un lointain rapport avec ce train. Vous ignorez sans doute que dans la deuxième voiture du train, voyagent d’autres personnages hauts en couleur, que derrière les fenêtres des immeubles jusque dans les bols de céréales que les enfants ingurgitent au petit-déjeuner quand le premier train du matin passe, de curieuses histoires somnolent. Je pourrais vous en parler mais je ne suis pas certain que vous goutiez à l’initiative. Si, par définition, vous savez tout de moi, l’inverse n’est pas vrai. Je vous donne juste une information. Je vous écris, donc, ni pour vous remercier ni pour quémander une quelconque faveur. J’ignore ce que vous voulez faire de moi. Peut-être ma positon de témoin privilégié des aventures en cours m’autorisent à en vouloir un peu plus que de sourire aux voyageurs et de contrôler des titres de transport. Mais ce n’est qu’une idée.
Ne mangez pas trop, dormez bien et soignez votre imagination.
Ulysse
Deuxième lettre
le 4 janvier 2023,
Cher moi,
Je commence à saisir le subterfuge. Il faut avouer que le dispositif est plutôt alambiqué et que si je ne te connaissais pas, je douterais de ta loyauté envers les personnages de ton histoire (je me permets de te tutoyer car, en fin de compte, je ne vois aucune subordination dans notre relation). L’idée de confier l’écriture de mon histoire, disons plutôt de l’histoire de mon personnage, à un autre personnage de ton livre n’est pas élégante (à mon égard j’entends). J’explique pour les lecteurs qui auraient perdu leur marque-page ou qui ouvrirait le livre à cet endroit précis. J’aime bien Hippolyte, là n’est pas la question. C’est un homme plein de qualités, de rêves et de volonté. Pendant que tu détailles au lecteur son désir de sortir de son personnage d’employé de bureau pour devenir écrivain, je saisis la perfidie de ce transfert de responsabilités, voire même de compétences. Tu imagines sans doute qu’Hippolyte écrira mon histoire mieux que tu ne le ferais. Faire croire que je suis le fruit de son imagination alors que lui-même est le fruit de la tienne, encore une fois, si je ne connaissais pas si bien, je douterais de tes intentions. Ce brave Hippolyte a l’esprit creux et l’imagination d’un manche de pioche. Il est gentil et ses rêves ont la candeur d’un adolescent (j’ai néanmoins connu des adolescents qui, sans herbe ni haschich, évoluaient dans de drôles de monde). Je me trouve actuellement dans une chambre d’hôtel à Palezia et je fume une cigarette en regardant les lumières de la ville par la fenêtre. J’entends le grésillement du tabac qui se consume à chaque inspiration et je vois les volutes de fumée bleue envahir mon paysage à chaque expiration. Ce moment n’est pas à toi, il est à moi, alors je le goûte avec délectation. Je ne sais pas si j’aime fumer, cela n’a pas le même sens pour moi. Pour moi, ce ne sont que des mots. Ce dont je me délecte n’est pas la fumée qui entre et qui sort de mes poumons, c’est plutôt le fait que cela ne fait pas partie de ton histoire et que si je ne t’en parlais pas, tu l’ignorerais tout simplement. Je fume et je réfléchis à la suite. Tu penses bien que je ne me laisserais pas enfermer par le manque d’imagination d’Hippolyte. Je ne sais pas où cela va nous mener (tu en as peut-être une idée mais moi, en toute sincérité, je n’en ai aucune) mais il est clair que nous sommes en train de prendre de la distance tous les deux.
Qui vivra verra disait l’autre (si tu veux enrichir tes citations, fends-toi d’une recherche sur internet).
Ulysse
Troisième lettre
le 21 août 2023,
Salut à toi l’auteur,
Au moment où j’écris ces lignes, cela fait des plombes que je suis assis sur le sable de la plage de Rimiliari. Il fait nuit, il commence à faire frais et j’avoue en avoir plein le dos de faire le planton devant la mer immobile à chercher dans le clapot des vagues un sens à ma vie. À ton histoire plutôt. Comme tu le sais sans doute, je suis allé au bal annuel du SPRF, le Syndicat des Personnages dans les Romans de Fiction. Si tu gardes ce passage dans ton livre, le lecteur croira qu’il est le fruit de ton imagination. Je ne t’en veux pas, c’est toi l’écrivain après tout. Comme tu as pu l’apprendre (je m’adresse ici à la fois aux lecteurs et à l’écrivain), j’y ai rencontré du monde. Beaucoup de gens que je ne connaissais pas, mais si ma culture littéraire (qui est aussi la tienne) est assez peu fournie, j’ai néanmoins rencontré quelques personnages connus (peut-on parler de célébrité entre nous ?). Don Quichotte m’a donné l’impression de regretter le temps de son roman, quand il n’était qu’un hidalgo en quête de chevalerie. Dans son smoking impeccable, il jouait le rôle du révolutionnaire statufié. Mais ce n’est pas de ça que je voulais te parler, je ne doute pas de ta capacité à fouiller dans mes souvenirs pour écrire sur ce bal annuel. Au passage, j’ai rencontré une dénommée Pelafina qui m’a parlé de ses lettres. En écrivant celle-ci, je comprends où tu es allé puiser ton inspiration. Mais encore une fois, ce n’est pas de ça que je voulais te parler. En réalité, j’ai été à la fois surpris et inquiet de ne pas rencontrer les autres personnages de ton roman. À part Hippolyte bien évidemment, même s’il m’a paru étrangement absent. J’aurais voulu revoir Phénix, Bérénice, Achille, Hector et Hélène mais je ne les ai pas croisés ni même entrevus. Je ne suis pas resté longtemps à ce bal, tu connais mon peu d’attirance pour les mondanités, mais j’ai longtemps réfléchi à la raison de ces absences. Il faut dire que j’ai eu le temps de le faire sur la plage de Rimiliari, le cul sur le sable et l’esprit en errance. À ces absences, j’ai envisagé plusieurs raisons. La première, la plus évidente, est que ton roman n’a jamais paru. De fait, tes personnages ne sont pas des personnages de romans de fictions puisqu’il n’y a pas de roman et ils n’ont aucun raison de se trouver au bal annuel de la corporation. Dans ce cas, j’y explique mal ma présence (et celle d’Hippolyte). Autre possibilité, ils n’ont pas voulu venir et dans ce cas, je suis très curieux d’en connaître les raisons. Je ne te cache pas mon impatience d’en savoir un peu plus sur ce sujet. Si tu as des nouvelles, n’hésite pas écrire.
En attendant que tu me permettes de me libérer de cette posture qui devient inconfortable avec le temps (as-tu essayer de rester assis sur le sable pendant plusieurs pages ?), tente de terminer ce roman où tu nous as embarqués, moi et mes compères disparus. C’est la moindre des choses.
Ulysse
J’adore !!!! Et ça me fait sourire, cette pagaïe, je suis restée si sage de mon côté. Belle suite Ulysse, envoie nous des nouvelles de temps en temps,