De retour après une nouvelle journée d’exploration appareil photo à la main et dîner dans un petit resto italien à quelques rues de là, elle entreprend de déménager la table en formica posée contre le mur qui fait face au lit. Elle ne sait pas encore combien de temps elle va rester dans cet hôtel, combien de temps ses déambulations vont durer. Il y aura bien un moment où elle sentira que c’est terminé, du moins c’est ce qu’elle se dit sinon comment saura-t-elle que le temps est venu de quitter les lieux ? Cette nuit, elle a vu la chambre en rêve, exactement la scène qui s’y déroule à cet instant précis, mais dans le rêve elle ne savait pas quand ça se passait, elle s’est vu changer la table de place et la pousser devant la fenêtre, elle s’est vue s’y asseoir. Vue sur l’immeuble d’en face et les reflets du ciel bleu sans nuage, intensité à couper le souffle. Elle prend l’ordi et le pose sur la table ainsi que son carnet de notes et son appareil photo. Ce sera sa table d’écriture. Elle s’est vue dans le rêve en train d’écrire, c’est là qu’elle va commencer le livre, à cette table même, cette table en formica pourvue du minimum qui lui soit nécessaire pour écrire. En réalité, elle n’a besoin de l’appareil photo que lorsqu’elle n’a pas encore pris le temps de transférer les images sur son ordi. Non seulement c’est ici, dans cette chambre, qu’elle va commencer le livre, mais c’est ici qu’elle va l’écrire et le terminer. Quand elle a réservé cette chambre sur un coup de tête la veille de son arrivée, elle n’avait nullement prévu d’écrire un livre, mais ce soir l’idée a surgi et s’impose à elle comme un besoin, une évidence. Elle ne peut l’écrire ailleurs que dans cette chambre où le projet a germé sans qu’elle s’en rende compte, devant cette fenêtre où elle a réfléchi, voyagé, rêvé, devant cette fenêtre comme un écran de ce que la ville lui renvoie, comme un écran entre elle et la ville. Cette chambre dépouillée, sobre comme une cellule monacale, c’est exactement ce qu’il lui faut, ce mobilier d’hôtel budget, interchangeable, sans rien pour accrocher le regard, des murs lisses et nus, aucune photo ni affiche. Etre anonyme parmi des anonymes. Elle a certes fait la connaissance de l’homme de la chambre au dessus de la sienne, son nom se trouve sur la carte de visite qu’il lui a donnée, mais il a quitté l’hôtel le matin même, juste après leur discussion au Grand Central. Sur la table en formica, qui va lui tenir lieu de bureau, rien non plus pour la distraire, aucune facture à payer, aucun courrier, aucun papier. Ah si : un livre. Elle le sort du sac et le pose sur la table à droite de l’ordi. Peut-être devrait-elle faire un rapide aller-retour chez elle pour aller chercher d’autres livres dont elle pourrait s’inspirer, ou qu’elle a juste besoin de savoir là, auprès d’elle, à portée. Mais elle se dit que, pour ne pas se disperser, celui-ci devrait suffire. C’est Lieux de Georges Perec.