Une anamorphose est une déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique, et c’est exactement là où j’en suis. Je passe beaucoup de temps à ne pas écrire. Mon emploi du temps se déforme. Les toits s’étalent dans une sorte d’empiècement inconnu, car même si ce sont les toits proches des immeubles proches de ma propre rue, je ne les reconnais pas, je les vois si peu souvent sous cet angle unique de la fenêtre qui fait face au bureau qu’ils pourraient changer leur assemblage sans que j’en sois consciente. Je m’installe à ce bureau, mon bureau face à la fenêtre, pour ne pas écrire. Je regarde. Je ne comprends pas les toits, je ne comprends pas la mouette qui attend près d’une tourterelle turque. Je ne sais pas ce qu’elles font, si elles se connaissent, si elles s’apprécient, ou si j’assiste à une guerre de position. Immobiles, têtes dans des directions opposées, le conduit extérieur de la cheminée doit les couper du vent. Je ne connais pas la langue, je ne sais pas comment on nomme le conduit extérieur de la cheminée, je ne connais pas le lexique. « La souche de cheminée également appelée sortie de toit est protégée des intempéries par un chapeau ou mitron. » Mitron à cause de sa forme de mitre, forme qui est aussi celle de la coiffe du garçon boulanger — boulangère et le petit mitron, dit le chant des femmes qui reviennent de Versailles. Je ne connais pas de roi. Je ne connais pas la religion, même si je sais ce qu’est une mitre d’évêque, et que le mot évêque allume dans mon esprit le visage du diable de Fanny et Alexandre et le plan séquence où Alexandre avance vers nous, face caméra, avec sa légèreté d’enfant, et dans l’obscur derrière lui surgit la croix brillante de l’évêque. Quand la cathédrale, comme maintenant, sonne au-dessus des toits que je ne connais pas, je ne sais pas ce que les cloches célèbrent ni quelle cloche est actionnée, où elle a été coulée, quel décor, emblème, symbole de quel événement sur son ventre, ni comment elle est mise en mouvement, manuellement, électriquement, ni l’histoire de cet usage us et coutume de sonner les cloches. Je sais — je crois savoir — que la paroisse d’une église est le territoire où le son de ses cloches reste audible, et je suis curieuse d’imaginer comment faire le relevé cadastral d’un son. Je visualise quelqu’un qui parcourt les champs, un cahier à la main, et qui note que six pas après telle barrière ou telle pierre de légende — pierre tournante qui s’ouvre certaines nuits sur un trésor, pierre folle qui rebondit dans la campagne le soir et vient frapper à la porte des maris infidèles — on peut encore entendre sonner, ou bien il y a silence. L’endroit exact où finit le son, je ne sais ni où le trouver ni comment l’inscrire. La question des limites est poreuse, mon territoire est poreux et le désordre sur ma table est une tentative de le reproduire contre ma volonté, quand les cartes postales découpées dépassent d’un manuel de sciences de 1970 déchiré posé sur un catalogue d’exposition dont je taille les titres en faisant confiance au hasard. Je peste sur mon manque d’organisation mais c’est la technique que mon cerveau choisit malgré moi. La question des limites entre mon cerveau et ma volonté est plus que questionnable, je ne sais pas la noter parce que je ne sais pas prendre en notes. Je possède des carnets qui ne sont pas tous rangés au même endroit, qui ne sont pas tous du même gabarit, qui ne sont pas tous remplis dans l’ordre scrupuleux des pages, pages froissées, blanches, raturées, retournées, listes, tirets, écriture oblique, taches, mots soulignés trois fois point d’interrogation mais je ne sais pas les relire. Ce que j’écris est illisible, aussi illisible que les toits dehors et c’est pitié, car je sais que mon travail consiste à rendre l’illisible des toits lisible. C’est un travail qui ne s’arrête jamais, à rebours de l’incapacité de mon cerveau à faire en sorte que je ne me perde pas. Je sais que je ne veux pas être perdue dans l’image déformée de l’anamorphose qui me sert de table d’orientation et qui se situe à l’origine. Je sais que ce qui est à l’origine décide de la suite du temps, des aléas inévitables et de l’incomplet des choses qu’on voudrait saisir entières. Il n’y a pas de contours, juste deux oiseaux sur les toits qui regardent au loin, et moi qui les regarde. Chaque plume, chaque portion de chair ou d’ardoise dit quelque chose, je ne sais pas écouter. Chaque description est infinie, qu’on n’a jamais fini de déplier. Je recommence toujours de rien, depuis zéro, et ce système, existence et disparition, apparition et déploiement, brume aspirée si vite enfuie, inqualifiable, est mon système.
Votre anamorphose me projettera peut-être dans ce projet dont j’ai encore du mal à saisir le point de départ. Ouf et merci. JMG
la notion de limites en mathématiques m’a fait rompre immédiatement avec la matière … je crois que tu m’aides à comprendre, et tu me donnes des envies d’infini, merci !
J’ai aimé le retour aux oiseaux, en fin de texte. Après les tourbillons de mots et d’idées, revenir se poser sur le toit, près de la cheminée, protéger du vent, quelques minutes, à ne rien faire et rien penser…
oui, écrire, parce qu’on ne sait pas, depuis ce qu’on ne sait pas, et rendre à force de reflets dans le miroir l’illisible lisible, quelle belle illustration de ce boulot qui flirte avec l’impossible
Immense plaisir de vous retrouver ici…
« La question des limites est poreuse, mon territoire est poreux et le désordre sur ma table est une tentative de le reproduire contre ma volonté.. » « apparition et déploiement, brume aspirée si vite enfuie, inqualifiable, est mon système. »
Merci pour cette divagation (et son soigneux désordre).
que j’aime ta façon de ne pas comprendre et ne pas savoir (moi aussi mais c’est moins merveilleusement productif de lumières)
Les questions inversées, les regards divergents, les creux et les manques pour un texte qui rend attachante cette autrice indécise et délicate, on vous rejoint pour un tour sur les toits, c’est sûr,
Merci beaucoup pour vos lectures (et vos gentillesses !)