Prenons un auteur et débarrassons-le de ses moleskines, de ses stylos à plume coûteux, de son bureau en bois massif, de sa bibliothèque qui déborde, des bibelots exotiques, de son thé fumant, des chats espiègles, de sa pipe en écume de mer et du velours râpé de son pantalon. Cela nous coûte, car on l’aime bien cet auteur. Mais ne reculons pas. Sa fenêtre donne sur une garrigue inspirante, fermons-la. Il remplit avec joie ses quatre pages par jour, ôtons-lui la facilité et n’anticipons pas sur la joie. Cet auteur, rajeunissons-le, donnons-lui un passeport et qu’il s’expatrie dans un pays d’Afrique australe. Il n’en parle pas la langue, n’en supporte pas l’humidité, ne s’intéresse pas à ses plages, et n’a de goût ni pour sa musique ni pour son art de vivre. A priori, non. L’auteur sera-t-il à la hauteur ?
Offrons à cet auteur une pièce dans une maison neuve qu’il aurait lui-même fait construire. Elle se situe au sein d’un condominium en chantier à l’orée d’une mangrove, non loin d’une capitale en pleine effervescence. De part et d’autre, des terrains vagues où s’accumule l’eau des dernières pluies. Postulons qu’avec beaucoup de professionnalisme, l’auteur ne s’en offusque pas et coopère. Il a maintenant une maison neuve dans un pays d’Afrique australe et la partage avec femme, enfants et employées de maison. Le reste, il a tout oublié, y compris ses œuvres complètes dans la Pléiade (qu’on aura préalablement retirées de sa nouvelle vie).
Le voici. Nous le rencontrons au moment où il rentre de sa première exploration du quartier. Ses chaussures sont boueuses. Sans doute a-t-il voulu pénétrer la mangrove qui aura tenté de l’aspirer en retour. Ce qu’a vu l’auteur, ce n’est pas le contraste entre les maisons en dure et les cabanes en moellons grossiers de leurs gardiens, ce n’est pas l’eau saumâtre qui grignote inexorablement les murs d’enceinte ou les détritus qui s’accrochent aux acacias poussiéreux. Non, ce qu’a vu l’auteur, seul lui l’aura vu, et vraiment vu. C’est son job de ne rien voir comme les autres et c’est cela qu’il va écrire maintenant dans son tout nouveau bureau. Ça lui vient tout seul, cette faculté d’écrire des trucs inédits que nul avant lui n’avait jamais pensé à écrire. Il n’en tire aucune gloire, car, notre auteur est le jouet d’une nécessité qu’il cultive depuis sa plus tendre enfance (ça aussi on aurait pu lui ôter tant qu’à faire, mais enfin, ne soyons pas mesquin, c’est bien d’un auteur idéal dont on va rêver).
Remarque-t-il l’esquisse de jardin, son jardin, encore encombré de moellons et de béton séché ? Remarque-t-il les mouches qui suçotent les joins poisseux de la fosse septique qu’il s’agirait peut-être de vider ? Éprouve-t-il une satisfaction de propriétaire en entendant le bruit que font ses pas sur les autobloquants de l’allée ?
Il monte l’escalier pour accéder à l’étage où se trouve le bureau que nous venons de lui offrir. Il ne remarque pas le désagréable effet de résonnance de la cage d’escalier qui amplifie le moindre son (en ce moment, les enfants, à qui il a oublié d’adresser un mot quelconque en passant, regardent un dessin animé sur leur tablette, et son générique se déploie comme dans un couloir de métro vide). Le bureau se situe en face de la cage d’escalier. Il aura beau en fermer la porte vitrée, cela ne changera rien. Il sera au courant de l’actualité brûlante de la maison: combien de temps la cuisson des cookies, le VPN ne marche pas, Aglaé a fait tomber l’enceinte, où est mon casque de skate ?
L’auteur s’installe maintenant à sa table de travail. Imitation bois. Il se saisit d’un cahier tout à fait banal et d’un stylo bic sans prétention. Il se méfie des choses qu’on met trop de temps à choisir. Tout récemment n’a-t-il pas passé plusieurs heures à choisir les w.c. de sa future maison? Cela lui a été pénible. Fallait-il vraiment les essayer au milieu du magasin et s’imaginer les utiliser durant les quinze prochaines années? Il lui est arrivé de préférer certains stylos à d’autres, mais disons qu’il ne s’est jamais vraiment autorisé à y attacher trop d’importance. Il sentait qu’il y aurait pris un plaisir encombrant. Quel brouillon raturer sur la première page d’un trop beau carnet? Quel brouillon se permettre d’écrire avec une plume dorée à l’or fin? Bon, peu importe. Il s’est déjà mis à écrire et nous souhaitons déjà que son titre soit provisoire tant il est mauvais : « comment le réverbère et pourquoi la mangrove ». Il relève la tête et se demande s’il ne souhaiterait pas mettre un tableau sur le mur blanc qui lui fait face. Dans son ancienne vie, celle dont on l’a arbitrairement tiré, ses amis peintres lui offraient régulièrement des toiles. C’était facile. Existe-t-il des peintres dans ce pays dont il aura envie d’accrocher les œuvres à son mur et le toucheront-elles ? Il semble que cela ait une certaine importance pour lui. On sent qu’il ne lui faudrait pas trop d’objets, mais des objets qui auraient une raison d’être là. Il se dit que cela se fera avec le temps.
Soulagement. Il vient de mettre son titre entre parenthèses. Il semble que son nouvel environnement lui pose problème. S’en désole-t-il ? Pas vraiment. Il ressent un léger découragement, mais au fond cela l’excite. Il doit bien y avoir un moyen de parler du réverbère et de la mangrove. Il va le trouver. En attendant, il tend la main pour se saisir d’un petit personnage Légo abandonné sur un coin de son bureau. Faudrait-il qu’il interdise l’accès de cette pièce à ses enfants ? Il pourrait se poser la question, mais non. L’auteur ne craint rien de la perméabilité du lieu. Il joue distraitement avec le petit personnage et le repose en ayant soudain la conviction que ce Légo l’accompagnera longtemps sur sa table de travail. Et peut-être fait-il plus ou moins échos aux gamins qu’il est en train d’observer maintenant par sa fenêtre. Celle-ci donne sur le terrain en friche en face de sa maison. De l’eau s’y est accumulée. Un paradis pour les moustiques et les grenouilles qui ne tarderont pas à épaissir la nuit de leurs coassements, donnant l’impression de dormir dans une soupe à gros bouillon. Une bande de trois enfants jouent sur le terrain vague. Vêtements troués, pieds nus. Ils semblent avoir trouvé un moyen d’évoluer dans la boue sans s’y enfoncer. Il se dit qu’il ignore tout de la vie de ces enfants-là. Les siens ne sortent pas de l’enceinte de la maison. Cet extérieur, dont la maison est protégée par un circuit électrique et des barreaux aux fenêtres, ne leur est pas destiné. Ils n’en connaissent pas les chemins, en ignorent les usages. Lorsque tous les terrains seront bâtis, ces enfants du dehors disparaîtront. Ce morceau de mangrove piétinée deviendra un quartier résidentiel. On y croisera des 4×4 et des chiens de garde aux fortes mâchoires hurleront toute la nuit. Où s’en iront ces enfants lorsqu’on aura détruit toutes les maisons précaires? L’auteur soupire. Cette réalité n’est pas la sienne. Il n’est pas un écrivain social. Il tend la main vers la télécommande de la climatisation. Il commence à faire chaud. Il ferme son carnet, puis le retourne. Il écrit en haut de la page: « personnages ? ».
Et hop tant que j’y suis je commente ici aussi. C’est un texte plutôt long et j’ai pourtant réussi à le lire jusqu’au bout d’une traite. Très piquant et léger, on s’identifie sans peine au personnage que l’on sent aussi sympathique que piteux. On atteint le sommet quand il renonce à être un écrivain social. J’ai bien ri, merci.
Merci Marion ! Vous m’accompagnez dans mes premières contributions. Je vous en remercie. J’ai l’impression de ne pas tout à fait jouer le jeu. C’est ce que j’apprécie dans vos textes. Vous jouez le jeu de la consigne. A votre façon, certes, mais sans esquiver ce qu’elle a offrir.
« ce qu’a vu l’auteur, seul lui l’aura vu, et vraiment vu. C’est son job de ne rien voir comme les autres et c’est cela qu’il va écrire maintenant dans son tout nouveau bureau. Ça lui vient tout seul, cette faculté d’écrire des trucs inédits que nul avant lui n’avait jamais pensé à écrire. »
J’adore comment vous vous débarassez d’un auteur embourgeoisé ayant pignon sur rue et oeuvre complète en pléiade et comment vous lui infligez une expatriation où il ne tarde pas à vouloir reconstruire tout son confort matériel, sa sécurité affective familiale et son goût atavique de l’assistance ancillaire probablement sous-payée et annexée. Je comprends que cet auteur ne peut pas renouveler son exploit initial, il lui manque le manque ou je ne sais quoi. On le laisse volontiers à son univers poussiéreux ou de nostalgie coloniale. Il ne sera jamais un écrivain social, il n’aime que sa mangrove égocentrée sous sa calvitie menaçante…
Merci Marie-Thérèse pour ce retour énergique ! Je ne souhaitais pas être aussi dur avec mon auteur, vraiment. J’espère qu’il s’en sortira au final. C’est un nouveau défi, voilà tout, il a des nouveaux chemins à explorer. Quant à la calvitie…Cela m’a fait beaucoup rire, mais comment avez-vous deviné ? Chauve depuis toujours, je n’en ferais peut-être pas un symbolique… Mangrove égocentrée. J’aime beaucoup ! Ce texte m’aura donc complétement échappé. C’est troublant et réjouissant. Merci !