À défaut de bureau, évoquons un rituel. S’attabler. Comme avant d’aller courir. On enfile un maillot, un short, une chaussette, l’autre en prenant garde à respecter la marque cousue sur l’orteil, les chaussures enfin. Et avant que la pensée ne se formalise pour nous empêcher, on sort le corps et on court.
Il en est de même ici. Avec cette idée que le bureau, son bureau, existe partout et nulle part. Et là, ici, c’est Niort, ou plutôt Niort Est, qui n’a de Niort que le nom, car la rhétorique des villes modernes est similaire à celle des champignons, l’étalement. L’auteur se trouve à l’est de Niort dans une zone d’activités.
Son bureau est à Niort Est dans une chambre d’hôtel, ni miteux, ni luxueux, un hôtel comme tant d’autres et qui, malgré la distance qui les sépare les uns des autres, donne cette impression d’être à jamais le même. Un lieu dont l’intérieur est bien plus grand que l’extérieur. Si bien que parfois, alors qu’il est au milieu d’un couloir l’auteur doit redescendre à l’accueil pour demander à nouveau le numéro de sa chambre. Et ça le met en rage à propos de sa propre vie en éternelle transition.
Son bureau est donc un acte plutôt qu’un objet, un acte rythmé par les portes qui claquent plus ou moins fort selon leur proximité dans le couloir et il y a le roulement continu des véhicules sur la rocade plus ou moins fort aussi. Mais ça, c’est à cause du vent.
Cet acte est également constitué d’un carnet ligné de pointillés et d’un stylo à bille de fabrication suisse.
Une fois le mouvement enclenché, les premiers centimètres amorcés, viennent aussi les premières pensées lui indiquant qu’il n’a rien à dire, que ces sept lignes sont bien suffisantes pour aujourd’hui et qu’après tout il a des choses bien plus sérieuses à préparer pour demain. Et c’est toujours ainsi en ce qui concerne l’écriture, de ce temps que l’on vole, que l’on arrache à la réalité.
Car on a toujours mieux à faire et un bon jour est toujours celui où l’auteur ne se soumet pas à cette pensée.
Devant son carnet cette fois-ci une fenêtre donnant sur un toit plat tapissé d’un isolant noir comme du bitume, une corneille grosse comme un chat sautille sur le rebord. En contrebas, un parking permettant d’accéder en peu d’enjambées aux entrées des différents bâtiments rectangulaires, enseignes insignifiantes, mots pariant sur la cupidité.
Et il ne peut s’empêcher d’imaginer à quoi tout cela ressemblera lorsque cette humanité aura disparu. Que restera-t-il de ces hangars à consommer, lorsque les graminées auront repris leurs droits, où les futures portées des portées de cette corneille seront les maîtres sur mille lieux alentour, où des villes entières, dont Niort la morbide, auront été submergées par les océans et la boue. Et il lui plaît à imaginer cet espace devenu luxuriant, les ruines rouillées et l’asphalte éclaté offrant des caches infinies aux lézards et aux campagnols, chacune de ces zones devenant une île anonyme et endémique.
Son bureau, une île alors. Comme Robinson, mobiliser la ressource qui se trouve là, à portée de siège, car il faut voyager léger. Obligé. Un livre parfois deux, mais c’est déjà trop, deux carnets, ou alors juste son journal intime, un sac de câbles, d’adaptateurs pour l’ordinateur, un chargeur, des câbles encore, pour le téléphone cette fois et les écouteurs et la montre.
L’auteur sait que pour ne rien oublier, il s’agit de ranger, toujours à la même place et après usage, systématiquement. Comme un randonneur en bivouac, un navigateur en solitaire.
Alors qu’il finit les paragraphes, il remarque sur le toit plat une bouteille de Jack Daniels vidée renversée, imaginant les conditions de son atterrissage. A-t-elle été jetée du parking en contrebas par un couple d’adolescents défoncés sur leur moto quatre-vingts centimètres cubes trafiquées pour pétarader. Ou alors. A-t-elle été jetée d’une des fenêtres de l’hôtel lui-même par un représentant de commerce ivre et seul, animé par cette envie d’en finir avec tout ça, car il est bien gentil Stéphane avec ses objectifs à la con, mais ça ne se vend pas comme ça une cabine de peinture en ce moment, ça ne se vend pas du tout d’ailleurs, parce que c’est jamais le bon moment pour la changer et qu’elle marche bien la mienne et que j’en ai rien à carrer des nouvelles normes, zont qu’à venir me contrôler eux-mêmes je les attends…
Si on reprend. Son bureau ressemble au territoire d’un oiseau. Son bureau est comme un mouvement, une sensation dans le ventre, entre les doigts, cette douleur au majeur, là où se pose le corps du stylo, là où il a une bosse depuis l’école primaire, la douleur aux poignets aussi lorsqu’il retranscrit ce qu’il a écrit sur un traitement de texte. Il doit trouver sa foulée, son rythme et parfois accélérer dans les côtes quand c’est plus dur, quand la pensée pour empêcher s’est formalisée. Il doit aller contre physique, physiologie, géographie, topographie, politique, sémantique et typologie pour connaître enfin le sentiment d’avoir écrit, qui selon lui est bien meilleur que celui d’écrire.
Et c’est ainsi que l’auteur les a tous finis les précédents livres. Le dernier étant un western avec un incipit digne de l’ouverture de la Prisonnière du désert. Une montée en tension au long des canyons, un groupe d’individus improbables barricadés dans une cabane en rondins, face à une bande de détrousseurs qui les encerclent minutieusement, leur sauvetage par une clique d’Indiens Obijwés aux dernières heures pâles, la damnation puis la rédemption, scène finale du héros à genoux dans un cimetière écrasé par un soleil maudit et des larmes qui tombent en poussière.
Il en a écrit un autre ailleurs, aussi. Dans une maison insalubre, un village au fond de la Dordogne. Le sol de la maison était creusé par une rigole de vingt centimètres de large sur dix de fond, censée évacuer une fuite éventuelle dans la salle d’eau. Il s’astreignait à se lever à quatre heures du matin quand tout le monde dormait, son bureau était alors la table de la salle à manger bancale devant une fenêtre opaque et poreuse. Il s’agissait d’appuyer le coude au bon endroit pour maintenir la table en position et ne pas déraper.
L’auteur se plaît à s’imaginer journaliste de guerre. Envoyé spécial entre deux tranchées, se courbant sous la rafale crépusculaire, car il a compris qu’il se doit de pouvoir écrire n’importe où et quand, peu importe fatigue, laideur, beauté, odeur, son, parfum, confort, température.
Son bureau peut alors prendre toutes les formes sauf celle de l’excuse.
superbe chute à ce texte !
Merci Françoise !