et écrire… comme si j’en étais capable… quoi… ? comment… ? mais même ça c’est plus important… ça compte plus… plus comme avant… de l’avant quand j’savais pas écrire… c’est toujours comme ça, tu brûles de désir de faire ceci ou cela, mais tu sais à peine avec quoi et surtout pas comment… et alors, tu tournes en rond, comme un con, avec ces deux questions… le pourquoi-du-comment… ou le pour-quoi peut-être… la belle affaire… comme si j’en étais capable… non… c’est fini ce temps-là, si jamais il a existé… oh… c’est pas l’envie qui manque encore, mais… avec ce qui m’occupe… tu sais qu’on m’a dit qu’en me lisant on avait l’impression que ça venait de loin, loin tout ça… le regard porté sur une civilisation disparue, je m’souviens… c’est pas rien quand même, là où j’en suis… loin derrière… peut-être même au tout début… c’est pas mal… c’est comme si y avait encore tout à faire… tu penses bien que le quoi-comment, là, son affaire est réglée comme ça… tout à faire… ? ben allons-y, ça peut être n’importe quoi, n’importe comment… ça sera forcément nouveau… de toute façon, vu l’époque… on aurait pas accompli comme un cycle… ? sinon, j’essaie… j’attends pas mal en ce moment, mais j’essaie… et qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre, hormis des essais… des petits, des grands… une minute pour une image, façon Varda… une série en mille et une saison ou un journal sans fin… t’essaies… le seul truc, c’est de penser chaque fois, au moment où tu t’y mets, c’est de se dire Allez, c’est le bon moment… kaïros et alea jacta est… et c’est pas vraiment le gant à retourner… c’est la peau… c’est une façon de se dépouiller… comme Lulu elle dépiautait les lapins pendus, les pattes nouées à de la ficelle attachée à un crochet fixé dans le mur… et c’est l’écorché quand on a plus que ça, sa peau, sa dépiaute… le futur tapis qui te sert de motif… allez… comme si c’était si simple… comme si on avait vraiment l’envie d’être à la place du lapin… c’est pas pour rien que j’attends… enfin je… je a bien envie, je veut essayer… s’essayer à la dépouille… mais le temps qu’il faut pour le faire… même une minute, une image, parfois… les détours qu’on prend pour éviter le regard un peu vide de l’écran… faut voir par où je passe… l’œil par la fenêtre, à courir après l’étourneau sur la pelouse, à traverser la haie de thuyas, monter sur les toits et se voiler dans le monochrome du ciel… l’autre sur la bibliothèque, d’une tranche d’un livre à l’autre, d’une couleur à l’autre, Carnets rouges, Yeux de la langue, Plume, Chercheur de traces, Voix du temps, Bottin des Lumières, Art en guerre… toujours les mêmes titres saillants, c’est pour ça que j’m’en souviens… pas comme ceux du bureau… et où je vais avec le tapis de souris géant en forme de planisphère… le monde entier sous le clavier et l’écran… en nuances de gris, beaucoup de noir, les océans… et une bonne moitié sous les livres du moment… les livres et les disques tournants… même si le mois prochain, certains seront encore là… toujours en attente… dans l’attente et l’oubli… les premiers temps… ? quoi… du temps du petit livre… ? j’suis même plus très sûr… ça aussi ça a son histoire… son archéologie du souvenir… des sens en action… mais laquelle et comment… ? va savoir… j’ai commencé un gros ouvrage collectif et technique, Liste et effet liste… il est bon rester là jusqu’à l’année prochaine… et en ce moment j’suis dans les Orages de Gibran… un peu trop pieu à mon goût, mais dans ces petites histoires alertes, Gibran a quand même l’art de souffler un vent de tous les diables sur la piété… on le sent seul… les premiers temps, c’est quand ça recommence… c’est toujours ici et maintenant… c’est le moment, l’occasion, la circonstance, qui fait que… c’est telle situation qui t’amène à… maintenant… j’peux quand même te parler du temps où j’passais la journée à la fac de la Victoire… c’est pas que ça m’intéresse plus le quoi-comment, mais pas besoin de s’en occuper tant que les mots ou la phrase est pas là… et quand ça arrive, en fait, c’est déjà porté par plein de choses… ce que t’as déjà écrit avant… ce que t’as pu lire chez les autres… et le coin du monde d’où ça provient avec telle forme, telle force… et j’te parle pas des tiennes… même au plus bas, un gros coup de blues, c’est ça qui peut faire que… du terrain… du corps… quand ça a du chien… du flair… même les fausses pistes… et qu’est-ce que j’en ai emprunté… mais c’est pas ça qui compte… c’est d’avoir été jusque-là et de l’avoir explorée, dégagée peut-être aussi… et d’avoir mis en branle tout le reste, du désir d’écrire… tout son échosystème, si tu veux… comme un aventurier dans la jungle, à coups de machette… un guerrier dans la bataille… en action, tous les sens en alerte… et d’être capable de se replier, de revenir sur ses pas… une piste à l’envers, c’est d’ailleurs pas vraiment la même piste… à la Victoire, j’étais quand même bien distrait… il y avait trop de monde… trop de va-et-vient des étudiants qui venaient là une ou deux heures entre deux cours… moi je restais la journée… avec les livres à étudier, avec les lectures critiques, avec mes notes, mes fiches… et de temps en temps ce grand cahier cartonné que je noircissais d’anecdotes, de ce qui se passait autour de moi… des souvenirs de ce que j’avais vu ou fait sans pouvoir le saisir dans l’instant, notamment les cours du soir… avec ce jeune qui manquait de méthode pour le bac de français et qui sentait fort des pieds… ou la grande collégienne aux mitaines et aux araignées… bref ! après les essais critiques, des essais pratiques… j’aimais bien aller flâner du côté de l’ethnologie et de l’anthropologie… feuilleter la revue L’Homme… rêver va savoir à quoi sur les titres de la collection Terre Humaine… je m’souviens Les Mots, la Mort, les Sorts… je l’fais plus ça… le cahier c’est fini depuis belle lurette… j’écris plus à la main… ou alors dans la précipitation sur un bout de papier, un post-it… un ou deux mots jetés comme ça, pour plus tard… la nuit parfois, à ruminer, à brouter sur toutes les fausses pistes possibles… c’était mon seul accès à la messagerie en ligne aussi, la Victoire… c’est de là que j’envoyais à Mme R mes textes… on avait pas encore de connexion avec ME… j’me suis amusé, tiens, à relever ce qui traîne, ce qui tourne sur le tapis du monde… Orages, Aurélia, Lettre à Ménécée (c’était pour aider Loulou en philo), Maîtriser les techniques rédactionnelles, Liste et effet liste, Ondes, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (c’est tout frais), Chambre 315, L’Esprit du Tao (encore là !), Changer le monde… en tout cas un peu… et pour la musique, Mermonte, Yann Tiersen, Mansfield TYA, Forever Pavot (deux fois), Camp Claude, Gontard, Thurston Moore, Jérôme Minière, Ô Lake, Bertrand Belin, Fly Pan Am (deux fois), Yo la tengo, Sinaïve… j’pourrais relire mes vieux cahiers… j’pourrais essayer de les relire comme des Post-its, et qu’est-ce qu’il en sortirait… ? lurette… ça vient d’où ça… ? en voyage, ça fait pas si longtemps que j’emporte une machine pour prendre des notes, souvent le soir… la dernière fois c’était dans un Nomad, au Havre… une chambre moderne avec une tablette tactile pour régler la lumière et le store, projeter la télé sur le mur en face du lit, choisir la couleur du spot lumineux de la douche… j’ai sélectionné un bleu tamisé pour taper… c’est drôle… j’écrivais aussi en faisant tomber les phrases d’un cran, d’une marche… à un moment donné, je les coupais et je revenais à la ligne… un peu comme dans les vers libres… mais je revenais aussi, à la ligne du dessous, au niveau même de la coupe… est-ce qu’elles étaient vraiment coupées alors, ou simplement dénivelée… ? en tout cas, ça faisait des textes à trous… avant c’était dans un petit cahier ou un bloc-notes… il y a eu ce glissement, c’est vrai, des cahiers cartonnés à la machine connectée… Le Havre, c’était dans le cadre du travail… les assises des structures comme la mienne… bilans pratiques pour certaines, projets théoriques, témoignages, questions-réponses, anecdotes, dissertations, cadre politique et enjeux économiques, table ronde, ateliers… parole, paroles… et l’écriture sur grand écran… entre mind maps et PowerPoint, soft skills et enpowerment la preuve par l’application… et tout en phrases nominales, en propositions infinitives… la structure classique, sujet-verbe-complément ,remisée dans de rares citations … et des mots clefs dispersés… des listes, nuages et murs de mots pour un texte éclaté… troué… et les mots et les images formant une ronde… et Cèce qui m’demandait si en prenant une douche bleue l’eau était pas psychologiquement plus froide… et alors quand j’ai essayé la lumière rose pour taper, c’était quoi l’ambiance du texte… ? la chaleur de l’écriture… ? lurette… « formé par corruption de heurette »… et à quel moment la corruption devient fonction de l’institution… ? oui, Perec se posait déjà ce genre de question quand il réfléchissait à l’influence réciproque de lire et de manger… « quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage », il disait… il avait bien cerné le truc du terrain, du contexte, des circonstances, de l’écosystème… l’influence du milieu quoi, le corps dedans… retourné… en interne-externe… et d’autres avant lui, oui, oui… la drôle de courbe exponentielle de l’écriture… multiforme… la socialisée, la facilitée, médiatisée, collaborative… l’autogénérée,… et après… ? et si on retournait le gant… ? est-ce que ça existe les écritures animales… ? on partirait de ça ou on finirait par tomber là… ? en tout cas, on affirmait que les intelligences artificielles sont ni intelligentes ni artificielles… on parlait de robots très performants, non infaillibles, illégaux… il avait beaucoup été question d’écosystème de la formation durant les assises… et moi là-dedans… ? franchement… des fois j’me dis que j’ferais mieux de faire comme Gabrielle au fond des bois, une liste de ceci et cela pour savoir comment survivre aux conditions, pour mieux les donner à voir, les rendre lisibles… des Notes de chevet quoi… et peut-être aussi pour les changer ces conditions, voire en créer… c’est pour ça ma préférence pour le soir… ? même si parfois, et même assez régulièrement, je m’y mets le matin… pour le passage entre chien et loup et quand est-ce qu’on allume… ? même si ça marche pas si bien l’hiver… et les soirs d’orage avec la coupure de courant qui dure… et pour le dessert, presque toujours différé là, sur le clavier et l’écran… ? un dessert lacté, le pot et la cuiller sur le bureau, sur un livre, pour toute la nuit… et la fraîcheur sur quelles phrases… ? la mousse pour quel effet de sens… ? au Havre, qui disait que c’était ça le cœur de notre métier au final, et vraiment c’était pas mal vu, de faire passer de l’écran à l’écrit… ? et après, le quoi-comment…
de toute façon, vu l’époque… on aurait pas accompli comme un cycle… ?
Ahaha
Échosystème
Si bien vu
Des notes de chevet
Oui, tu fais ça déjà parfois
J’aurais aimé que tu développes à propos de l’époque et du cycle, que tu cites. Mais comme je ne développe pas plus… (Le narrateur avait en tête l’idée de l’Eternel Retour, mais ça aussi ça en a fait des tours et des détours, alors n’en parlons plus.) — Oui, « échosystème » : je ne sais pas trop si c’est bien vu, le jeu de mots est assez facile, mais s’il trouve sa place pour être signifiant dans ce monologue plus ou moins éclaté. — Au passage, bravo pour les Fées Fâchées.