Parfois elle déplace un meuble. Vide. Joue aux rituels de l’auteur. Mais elle joue. Elle écrit partout, besoin de ce partout, que ça circule. Elle écrit dans le métro. En attendant son tour. Entre deux conversations. À table, pour la stabilité du monde et le plaisir de se lever quand ça coince. Sur des cahiers, sur le téléphone, sur une feuille qui traîne, le dos d’une enveloppe ouverte. Comme s’il fallait fuir encore, ne pas s’arrêter, ni dans une forme, ni en un lieu. Écrire comme prêter secours, tranquille agitation de fourmi devant d’imprévisibles vibrations de terre.
Ça a commencé autrement, la même image revient. Ça commence avec des livres. Une jeune fille se cache derrière les piles pour lire ou faire semblant. Se retire derrière ses membranes en papier, murs factices d’un espace sien. On la voit bien sûr, on ne voit qu’elle dans cette tente de fausse Indienne. Mais il lui suffit de tracer les limites pour signifier la différence, dedans dehors. L’écriture commence déjà, sans mot ni phrases, avec d’autres signes. Dans la fragilité des façades friables. Le réel, entre les mains. Cette innocence.
Ce début comme jeu de frontières ; le jeu déjà, provocation. Vigueur des premiers « non », sous de nouvelles formes. Mais l’écriture est vite devenue chose essentielle, il fallait se cacher plus vrai, moins près. Prise à son piège, culbutes de la langue quand la poésie lui permet de dire sans se dénoncer, de changer derrière son visage immobile. Insoupçonnée. Ses lectures poussaient vers d’autres vies possibles. Il lui suffisait de trouver l’audace, s’autoriser à marcher dans la langue choisie. Tout quitter pour écrire. Nouvelles rêveries ou doux prétextes, elle ira vers ses figures électives, quelques auteurs vivants, les rencontrer. Elle partira, pour d’autres destins. Ce désir est devenu probabilité, puis obsession. Progressivement, décision. Sans imaginer d’espace subjectif autrement que propulsé. Dévié de la ligne des débuts.
Elle part avec la superbe d’une fugue, l’élan de l’inattendu. Dans ce geste, elle s’écrit personnage avant de s’envisager auteur. Sans présager l’œuvre en transformation. Rentrer en écriture comme sa cousine rompant ses fiançailles pour rejoindre les Carmélites. Que veux-tu, c’est sa vocation, un appel. Plus jeune, elle fut fascinée par ces réponses pleines de mystères. L’impuissance des parents face à cette détermination. Et elle quelques années plus tard, comme pastiche involontaire. Transportée par une sorte de grâce. Solennelle. J’abandonne mère père famille amis pays, je quitte toute carrière pour l’écriture. Comme prière du soir, elle fait vœu, non de chasteté, mais de dévotion. Sacralité.
Longtemps après, le doute. Fréquent. Aurait-elle pu écrire si elle ne s’était pas séparée ? Si elle n’avait pas poursuivi le mouvement, comme lieu à soi. Écrire sans le déséquilibre des marges ? Elle tentera de se réconcilier avec les lignes, d’imaginer d’autres gestes, comme d’inconfortables chaussures à talon. Il lui a fallu l’exil comme table de mots. Le chahut de l’inconnu pour se rapprocher de ses voix. De nouvelles villes, l’étonnement des rues pour percevoir les métaphores. Comment écrire sans l’assiduité de l’inachevé.
Certains aménagent leur bureau, mur fenêtre ou chaise. Elle s’est donné l’espace adéquat, l’étranger.
J’aime le récit de cet engagement pour cette belle cause. Merci.
Merci Laurent, écrire sans domicile fixe
« Elle part avec la superbe d’une fugue, l’élan de l’inattendu. Dans ce geste, elle s’écrit personnage avant de s’envisager auteur. Sans présager l’œuvre en transformation.[…] Aurait-elle pu écrire si elle ne s’était pas séparée ? Si elle n’avait pas poursuivi le mouvement, comme lieu à soi.[…] Aurait-elle pu écrire si elle ne s’était pas séparée ? Si elle n’avait pas poursuivi le mouvement, comme lieu à soi. »
Le Roman s’écrit tout seul. Il traverse les frontières et les langues. Bonheur de te lire chère Gracia.
merci beaucoup Marie-Thérèse de traverser nos frontières