A sa droite, le fleuve se tortille, puis s’assèche. Le profil des berges change année après année. Entre les bancs de sable, des filets d’eau s’écoulent puis se tarissent à la fin du printemps. Avec satisfaction, elle voit disparaître les jetskis qui sillonnaient encore hier le large fleuve. Les ponts en cage étendent leur carcasse brûlante. Au-delà du rond point, c’est un pont suspendu qui s’élance vers le département limitrophe. La demeure bourgeoise fait face aux îles qui ne conservent cette caractéristique désormais que quelques mois par an. Derrière la silhouette massive, le petit jardinet est semé d’orchidées, d’orangers, de bananiers. Les bleu vifs du ciel laissent place à des teintes plus jaunes, opaques, perpétuellement embuées par l’humidité et par la poussière. Elle écrit au rez-de-chaussée, face au jardin, le matin, le soir également, entre deux longues marches, parce qu’elle ne sait pas peindre ni jouer d’aucun instrument. Elle écrit du dehors, avec des politesses d’exilé, détachée de ces lieux qui ne l’ont pas vue naître et grandir. D’année en année, elle ritualise, esthétise chaque geste. Les journées sont longues et courtes, longues car elle prête une plus grande attention désormais aux sensations, aux couleurs, à l’écoulement des minutes, courtes car la répétition densifie comme elle érode, longues et courtes aussi dans un monde imprévisible où saccade et fixité se succèdent et se juxtaposent. La radio parfois est allumée. Les rumeurs de nouveaux conflits envahissent la pièce et contrastent étrangement avec la stupeur du bourg, dont le centre a lentement muté sans pour autant perdre ses traits, ni village ni ville. La bibliothèque, composée d’étagères en chêne, comprend peu d’ouvrages, ceux qu’elle a choisis et ceux dont elle a hérité, partiellement masqués par quelques bols de céramique et un vase de verre soufflé. Les objets sont rares et ne sont réellement que par cette rareté et une certaine forme de rayonnement, de matérialité brute. Un des ouvrages est Louange de l’ombre de Jun’ichirô TANIZAKI. Elle l’a offert souvent. Objets, essais, romans, se répondent. Elle qui ne sait pas peindre et n’entend rien à la musique, trouve là d’autres rythmes et de ces rythmes naissent parfois des phrases qui s’insèrent dans cet espace et lui font écho. Et c’est cela qu’elle nomme lieu et qu’elle nomme habiter.
Travaillant, avec retard, sur cette consigne #01, j’ai relu plusieurs fois votre texte, avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Il me semble y trouver cet équilibre entre le fictionnel et l’autobiographique, sans rien de complaisant.
Et puis, j’aime beaucoup sa dernière phrase. Écrire, habiter. Je trouve cela très juste. Merci donc pour cette proposition où je peux tout à fait retrouver un auteur qui correspondrait à mon rêve d’écriture.
Merci, on aimerait sans doute malgré tout qu’il peigne et sache jouer de la musique cet auteur. J’avais imaginé un moment jouer sur le côté « retrait du monde » et choc climatique tout autour sans tellement insister sur cet aspect finalement.
Je trouve ça plutôt sympathique de ne pas avoir affaire à un super-héros 😉 Après c’est vrai qu’on ne demande pas forcément à des notes de musique de signifier ou de faire référence… La musique semble faire partie du réel, tandis qu’écrire c’est comme rester devant toujours. Habiter: faire écho, comme vous l’avez très bien exprimé. C’est déjà pas si mal ce travail d’écho, non ?
Intéressant cette question du retrait du monde, nécessaire pour habiter quelque part. Et ça ne veut pas dire se couper du monde. Le jardin comme zone intermédiaire ? Quand on est dans un lieu qui ne nous pas vu naître et grandir (autre phrase qui m’a touché), à quoi s’accrocher qui puisse nous « parler » ? Bon allez, c’est pas le tout, mais je dois combler mon retard…