Il n’a pas seulement arrêté d’écrire, il a arrêté de parler également. Je n’ai que des hypothèses. Comme une rupture d’amour avec les mots. La même gourmandise, la même hâte qui l’avait fait apprendre à lire, vouloir décrypter tous les textes de la terre, l’avait poussé, quarante ans plus tard, à abandonner le langage. L’idylle s’était mué en mariage terne, artificiel, où plus le temps passait, plus les efforts pour y croire encore puisaient tout le souffle et l’énergie. Il ne croyait plus que les mots puissent déployer l’univers, révéler des immensités cachées. La déception était venue très tôt en réalité, mais il était allé chercher des histoires, des mensonges compensatoires, des cultes pour renforcer sa foi: il y aurait deux usages des mots, le prosaïque et le sacré, l’écrivain écrit parce que le langage fait défaut, ce genre de paradoxe au cœur même de toute les religions, de ce qui fait système pour renforcer le besoin du système par la crainte de l’effondrement. Il avait tenté tout aussi bien d’apprendre à aimer la pauvreté, l’humilité du langage, goûter la rude utilité comptable de l’écriture, héritière des tablettes mésopotamiennes. Il avait tenté l’ivresse poétique et plus il buvait, plus le vin avait un goût de sable. L’autodérision l’aidait à tenir, je tourne en rond, faisons avec, je deviendrai peut-être derviche. Et puis il avait fini par céder sous les coups, peut-être parce que le monde était devenu plus bavard que jamais, tout était sans cesse nommé, commenté, transformé en récit, où que son regard porte, finalement peu importe que ce soit une banalité ou un chef d’œuvre, les mots colonisaient l’espace. Il aurait aimé pouvoir regarder un arbre sans jamais penser le mot arbre, être totalement idiot, ne pas même capturer l’instant, le laisser s’envoler. Dès le premier mot, il avait perdu en toute innocence le paradis. Voyez, je commente moi aussi, même son silence, j’en fais un amoncellement de sons et de lettres, et par-dessus, je lui fais répéter tais-toi, mais tais-toi, or même cela, il ne le dit pas.
Je sais bien que je parle de moi et non pas de lui. Je devrais l’écouter. Son silence parle comme le vent qui fait chanter les statues. Je l’imagine ayant atteint, par son silence, un niveau supérieur de conscience. Ce silence lui appartient, et peu importe ce qu’on en dit ou ce qu’il nous dit, à la fin, son silence demeure. Je sens la faiblesse de mon désir d’écrire face à l’intensité de sa décision, je n’ai pas à m’en effrayer, mes mots sont les miens, nous ne sommes pas au même endroit. Moi, aujourd’hui, je n’ai que ça, alors j’utilise des mots, j’emprunte la fausse route de l’écriture pour voir où elle me mène, peut-être aussi loin que lui, peut-être au-delà, peut-être aussi dans un ailleurs qui lui a échappé et qui lui donnera à nouveau envie d’écrire. Je m’encourage d’une prophétie: j’imagine qu’il s’est remis à écrire. Où est-il, où a-t-il retrouvé la force d’écrire sans que le brouhaha ne l’écrase? Moi, je me suis installé où j’ai pu, sur une table à dessin encombrée de toutes sortes de feutres et de crayons, des mouchoirs, du courrier jamais ouvert, une tasse à café, avec pour compagnie, une fenêtre d’où s’échappe la cacophonie urbaine indistincte des grondements, des cris, des clacs et des éclats, des souffles étirés, des hurlements, des sifflements. La lumière éclaire mon travail. Je me dis que je devrais au contraire choisir mon lieu, mon espace, m’inventer un protocole déjà, là, maintenant. Que l’écriture découlerait de la table en bois ou du secrétaire d’une grand-mère chérie, du carnet peut-être à spirale, du stylo plume ou du crayon à papier. 9 carnets gris et noirs forment un livre, mes mots sont la reliures. Lui s’en est affranchi, il est par-delà. Il s’est assis sur un rocher, a sorti un petit carnet de sa poche et a soudain rompu le jeûne. Il ne savait pas, il y a quelques instants à peine, que cela jamais adviendrait. Il est resté jusqu’à ce que le froid le gêne, que ses genoux grincent et que son dos se plaigne, alors il est rentré se coucher à l’étage de ce qui me semble être un chalet en bois, ou une auberge peut-être, et le lendemain, c’est dans la parure fleurie de son lit qu’il a écrit, les jambes repliées sous les draps comme un scribe, s’appuyant avec l’édredon roulé en boule contre les lattes du mur. De temps en temps, des bribes de vie remontent de la cuisine. Plus tard encore, ou un autre jour, il prendrait le train. Porté par le rythme régulier, lui, son écriture et l’engin ne feraient qu’un. Tout aussi bien je l’imagine marchant à grands pas sur le trottoir d’une grande ville, sûrement de province, inconscient des autres passants, articulant dans un flot calme les mots que son téléphone retranscrit et ajuste dans une ponctuation précise. Il dicte alors un de ses plus beaux textes. Comme j’envie la jeune fille qui par hasard l’aura entendu en premier parce qu’à sa pause de midi, elle avait emprunté le même trajet afin de porter des fleurs à sa mère alitée.
Il existe une vidéo de l’appartement qu’il habitait dans la vingtaine, on aperçoit sa chambre où il écrivit son premier roman. Un lit une place, un bureau, deux bibliothèques à bas prix. Tout était alors très scolaire, il était encore jeune. J’ai fait pause à 2’27. Il gardait sur les étagères du bas toute sorte de dictionnaires, noms communs, noms propres, synonymes, analogique, argotique, historique, autant de cariatides sur lesquels s’appuyaient le condensé de la littérature mondiale telle qu’il en avait eu connaissance jusqu’alors, soit un mélange hétéroclites d’ouvrage prescrits par l’éducation nationale, la télévision et de collections dont il aimait le design et la typographie. Rompant l’alignement discipliné des dos, face à la caméra, un recueil de poèmes rédigé à la main dont le plat était illustré d’une aquarelle. Je crois y distinguer un nid d’oiseau sur fond de paysage méditerranéen. Je ne reconnais pas son écriture. Je l’attribue à un premier amour. Je n’ai pas trouvé d’autres archives documentant ses lieux ultérieurs d’écriture, mais je suis intrigué par la banalité de sa matrice originelle, l’écart avec ce qu’il est devenu. Peut-être la source de ce qui le fera abandonner. Je ne sais pas ce que j’attendais de cette recherche, comme si j’avais perdu confiance dans ma capacité à me représenter aujourd’hui de façon crédible sa renaissance sans m’appuyer sur des éléments objectivés. Je n’aurais pas dû regarder sa bibliothèque, elle m’a déçue. Elle semblait nier toute l’imagerie que je m’étais faite en le lisant. Ou alors il existerait un autre lieu, une autre bibliothèque, magique, celle d’avant l’écriture, d’avant l’école, même, peut-être, où petit, il s’était laissé séduire. Parce qu’il fallait vraiment un très grand amour pour qu’il éprouve une si grande rupture.
plaisir de retrouver ton grand charroi, welcome back !
Merci François. (Et merci pour le titre, ça semble évident après coup)
Un fleuve avec ses turbulences où il fait bon se plonger
Merci Nathalie, j’en suis tout turbulé!
Ça s’enroule, ça se déroule, ça cavale, ça parcourt lieux et époques, et jamais on ne s’y perd. Et puis, oui, très ému par ce texte, par ces présences.
Merci Xavier. Je me sens un peu imposteur tout à coup mais c’est mon humeur du jour (cf. la #1bis). Je ferais mieux de te faire confiance. Et puis sans toi, je n’aurais rien écrit du tout donc doublement merci.
Ou alors il existerait un autre lieu… heureuse de te retrouver ici Thibaut.