Je ne me rappelle pas, mais il est possible que ce soit par contrainte scolaire que j’aie glissé dans mes bagages ce format poche à la couverture lisse. Vers midi je suis encore en route pour l’Italie, seul passager d’un break, les sièges arrière rabattus pour un bloc qui empêche toute visibilité arrière. Nous partons tôt ce samedi matin de juillet. Et j’ai ce sentiment dès le début du voyage qu’elle fait des avances à l’adolescent de quinze ans que je suis. Sa conduite me donne des sueurs froides, les deux mains sur la poignée haute, mon corps se maintenant en équilibre à chaque secousse. Mais peut-être ne dit-elle rien du tout pendant ce trajet interminable qui se déroule de l’arrière-pays de l’Hérault jusqu’aux environs de Draguignan. Sur un coup de tête, je lui demande de s’arrêter. J’ouvre le coffre et retire mon baluchon. Elle me laisse au bord de la route. Je prends un bus de ligne pour rentrer chez moi à Toulon. Je viens de passer une semaine de stage à peindre sur du vélin d’arche. Son artiste de mari m’a fait progresser. Au détour de l’aquarelle, j’admire son métier à tisser qui dévoile force et délicatesse de motifs non figuratifs. Les repas qu’elle nous préparait se prenaient sous le signe sourd de la dispute qui éclatait dans l’intimité à garnir le lave-vaisselle, et finissait plus tard en crise de nerfs autour de leurs rancœurs de début de la cinquantaine. Nous nous rappelons le soir même. Le lendemain je prends le train Corail de Toulon à Florence. Au troisième jour d’éblouissement des paysages entrevus, je reste immobilisé dans une chambre à grand lustre et aux moulures hautes, ma cheville droite terriblement endolorie. Des pans de murs écaillés. À cloche-pied sur les tomettes fraîches, je me déplace sur les quelques mètres qui séparent la chambre du reste de la modeste villa. Ma fièvre insuffle vie aux murs, une respiration qui arrondit les angles. Mes quelques livres sont éparpillés sur le lit, à portée de main. Celui-là, je ne l’ai pas encore ouvert. Je ne l’ai pas ouvert pour le lire d’un seul trait. Pourtant, son contenu se répand dans l’air sans que je le sache. Je pressens qu’il va me marquer. J’observe longuement les fissures sur les murs qui progressent, et dans le reflet du monumental miroir je vois une autre chambre. Je mets le livre devant les yeux. Je plonge immédiatement dans l’histoire. Toute la scène dans cette chambre, ma chambre de convalescent en Italie, à jamais le décor du livre.
tu as déjà le décor du livre et je sens ma cheville comme si c’était elle qui s’était tordue…
une belle ligne pour te risquer à conduire ton récit
(et je continue à te lire…)
Françoise, très touché, je te remercie pour tous tes mots encourageants.