Je ne sais plus pourquoi je l’ai lu. On m’en aurait parlé ? On en aurait causé dans le poste ? Je ne sais plus. Mais il me tombe dans les mains ou mes mains tombent dedans et je deviens tous les personnages, le principal, son alter-ego, un premier narrateur, les témoins, les rôles secondaires. Je deviens le décor poisseux la nuit, je deviens les portes qu’on tente d’enfoncer, je deviens les cris des femmes, je deviens cette bascule au centre du roman qui permet d’inverser le cours des choses et de voir le monde depuis l’intérieur. L’intérieur de l’humain si peu humain. Ou trop humain. Ou trop animal. Ce roman, je le relis aussitôt dans le désordre. Des passages. Des éclairs. Sa brieveté claque et m’oppresse. Je m’y oppresse, je m’y tiraille, c’est jubilatoire et effrayant. Je vois le monde à travers lui, il devient grille de lecture du monde des individus. Il me sort de mon isolement, il en est le miroir, sauvage et radical. Je comprendrai plus tard cette attirance pour des protagonistes isolés ou enfermés, en prenant sous mes ailes d’amitié et d’empathie les Némo, les Bartleby, les Drogo. Je deviens ce roman au point que je veux le faire vivre, le voir incarné, qu’on entende sa puissante construction, sa redoutable déconstruction. Je lis deux ou trois traductions différentes. J’achète toutes les éditions, je le lis en langue originale, en version illustrée, je visionne les adaptations cinématographiques souvent désastreuses, j’apprends qu’on en tire des comédies musicales et je finis par m’approprier sa matière et l’adapter pour la scène. Je lis des commentaires, des analyses, des thèses, des études. Dans la foulée, j’achète et lis pratiquement tout de son auteur qui reste aujourd’hui, avec Jules Verne, l’auteur le plus présent dans ma bibliothèque. Je ne l’ai jamais offert. J’ai le sentiment qu’il a été écrit pour moi. J’assume cette possessivité. J’incite pourtant à ce qu’on le lise, je m’entends dire : lisez-le, vous connaissez le titre comme tout le monde mais vous ne l’avez pas lu alors lisez-le. Et tant que j’y pense, je l’ai lu quand j’avais presque 30 ans, en 93, point de bascule. J’en ai bientôt le double. Ecrivant ceci, mes mains retombent dans ce roman qui me possède. J’assume.
Bref et efficace, j’aime beaucoup cette idée du livre que l’on offre jamais
Merci pour la lecture.
(ah « Ce roman, je le relis aussitôt dans le désordre », c’est terrible cet effet, et si singulier, je veux dire dans la vie de tous les jours c’est une sorte de miracle) (une belle possession, dans tous les sens)
Merci pour votre lecture. Je buvais un verre ce we avec Anne Savelli et nous parlions de l’Air Nu.
c’est souvent parce qu’on en a parlé dans le poste non ? et ça rend encore plus merveilleusement inattendu quand l’accord se fait réellement
Oui sans doute. mais franchement je ne sais plus pour ce livre
Ca donne bien envie de le lire, ce livre.