Ce roman, je ne l’ai jamais perdu totalement perdu de vue. Il est resté dans la bibliothèque familiale, je ne l’ai pas emporté avec moi quand je suis parti. Il a probablement changé de place, il ne peut en être autrement, même si le souvenir de ses promenades dans les rayonnages m’a échappé. Ceux-ci ont gagné, année après année, plus de place, colonisant les pièces unes à unes, brouillant ma géographie intime. Et pourtant, je le savais quelque part, forcément pas très loin. Il est aujourd’hui dans la pièce au mur blanc de mon enfance, tout en longueur et baignée de soleil, exposée plein sud. Comme ces pans de ma vie passée, le plâtre griffé de ma chambre a disparu derrière les étagères en pin, claires au début, puis fonçant progressivement. La luminosité y est moins vive, plus tamisée. Le roman avec sa couverture cartonnée y est rangé. Il est encore couvert de la jaquette d’origine d’un jaune vif en sa moitié supérieure, cela demeurait dans mon esprit et la mémoire ne m’a pas fait défaut, j’ai eu le livre dans les mains voici quelques jours. Un œil, elle avait aussi gardé un œil, dans un recoin, vision intérieure, quoique cela fut moins distinct : l’œil cyclopéen de mon souvenir était en réalité des yeux, une paire d’yeux. Ce détail, il fallait m’y résoudre, figurait bien sur cette illustration, celle d’origine, il n’avait pourtant pas l’épaisseur que le globe unique avait acquis au fil des décennies dans mon imagination. Le trouble que m’avait laissé le livre à sa lecture, la première avant longtemps, c’est cet œil, l’unique, qui le figurait le mieux. Il avait ce quelque chose de sombre et d’inhumain qui me restait en image. Il contrastait avec le nom de la collection, Mille soleils, on ne la trouve plus maintenant que dans les vide-grenier et les dépôts Emmaüs ; ou plus exactement, cet œil, il absorbait tous les éclats de ces mille soleils pour les annihiler et les inverser en un faisceau nouveau, redouté et oppressant.
La lecture constitue un reliquat d’empreintes, de contours, de formes indéfinies. L’histoire s’est assez vite effacée dans tous ses détails et ses rebondissement tandis que le sentiment, lui, gardait sa netteté. Cette lecture, je pense l’avoir faite vers l’âge de treize ans, à la fin d’une semaine de convalescence, sans doute suite à une grippe, hors cela je n’ai été que rarement malade. Durant cette période, pour une raison qui m’échappe à présent, j’ai pu me reposer dans le lit parental, c’est donc là qu’en bonne partie sinon en totalité, j’ai pu lire le livre. Peut-être la fièvre encore lovée dans les membres, les tissus et les nerfs, avait-elle préparé mon corps à recevoir la sensation que lui procurerait la lecture. Elle était coupée de sieste et de repos laissant infuser dans la viande les impressions convoquées. C’est peut-être la première fois que je sentais cette évidence : lire est plus qu’une activité intellectuelle. Et c’est de l’incertitude, un déséquilibre qui en ressortait, la vague prémonition qu’il n’existe pas de citadelle intérieure imprenable, la compréhension diffuse que la conscience n’est pas sans lieu, sans incarnation. Elle aussi, on peut la débusquer où qu’elle tente de se cacher, on peut la montrer dans toute sa nudité et sa fragilité, on peut la retourner contre elle-même et la modeler – argile informe qui ne demande qu’à être contrainte – à la guise de la main qui voudra la soumettre.