J’avais fait une belle pile sur ma table. Une pile qui en jetait, un tas de livres qu’on est fier d’avoir terminé comme si on les avait écrits nous-mêmes. On les ressort en fin de soirée ces livres-là, pour les recommander aux amis, avec un battement confiant des paupières ; c’est génial. Pour chaque marque-pages en plastique qu’on aura posé, la preuve d’avoir saisi au vol une rareté, quelque chose de précieux. Une vérité sur le monde. Parfois un puissant vertige. C’est une évidence pour tous ces livres. Pourtant c’est lui que je choisis. Il m’observe depuis des heures, me regarde fouiller mes étagères avec son œil jaloux. Le sourire triste de celui qui est toujours victime de quelque chose. L’injustice en bandoulière. Pas de marque-page en plastique pour lui. Pas besoin de ça pour ressentir à nouveau la pitié, la profonde pitié que j’ai pour lui. Je le revois arpenter Lyon et Vichy pour sa survie. Je le revois fantasmer son courage à Paris, se débattre avec la honte et la peur. C’est un lâche. J’aurais préféré jubiler de son sort mais c’est la stupeur qui l’emporte au fil des pages. La stupeur en reconnaissant ce visage. Ce regard de bête traquée, c’est le mien.
troublante histoire de double dans l’à propos comme dans ce texte