Il y a ceux qui embarquent, qui ouvrent. Elle en retient, les paysages, la tension, la fiction, les personnages, les couleurs, les matières. Il y a ceux qui accompagnent. Elle en retient : la voix. C’est avec cette voix qu’elle entre en conversation, il y a vingt ans. La chaleur monte du parquet dans la salle ancienne. Le livre est à gauche en entrant. Elle dit à gauche. Mais aujourd’hui, cette entrée est condamnée. Le chemin vers le livre est comme ces dunes que le courant changeant a effacées. Pour accéder aux hauts rayonnages et aux escabeaux que baigne une lumière d’or il faut grimper un étage puis traverser trois salles. C’est mieux ainsi : distance physique et distance temporelle se rejoignent. A mesure que le temps passe, les lieux s’éloignent. Tel qui a grandi à Marseille, doit parcourir plusieurs milliers de kilomètres, quand, depuis la ville voisine il ne gagnait le centre qu’en vingt-cinq minutes sans que l’on sache bien si cela relève d’une mutation de l’espace ou du poids croissant d’un corps qu’il faut toujours plus d’énergie pour traîner vers le loin, l’ancien ou l’avant. Persistance rétienne, réticence mémorielle, le souvenir s’étire comme une peau, sous l’effet de contractions invisibles et contradictoires. Elle converse avec le livre. C’est il y a vingt ans. Il est livre de Petit Poucet. La lecture mime le balancement de la marche. Chaque mot que l’on égrène, trace, pierre après pierre, le chemin vers chez soi. Le grain de voix familier est d’une voix intérieure que redouble et prolonge sa propre voix quand parfois quelques paroles sont prononcées dans la rue ou au café. Il est livre non de flâneur, mais d’arpenteur et de taiseux : c’est affaire de minutie, de tension, de flux et de reflux, de fil noué entre le pas, le regard et la mémoire, c’est affaire de marionnettiste virtuose quand l’impulsion d’un fil déclenche ça ou là, sous le visage figé, quelques mouvements subtils, d’extension, de préhension suivis de brusques et vertigineux relâchements. Le livre est d’un cuir souple qui, à force de lecture, intérieure ou à voix haute, s’adapte à la forme du pied.
Elle entre ce jour-là par le nouveau bâtiment. Elle gravit les marches de béton ciré. Elle traverse les trois salles au sol couvert d’un revêtement de lino ou polyuréthane. Elle arrive dans la salle parquetée. Lecture et mémoire ont leurs saisons. Vingt ans plus tard, les larges fenêtres versent avec constance sur les croisillons de chêne, cette lumière d’or des cinq heures en automne. Elle s’oriente à travers les rayonnages. Trois semaines sont nécessaires pour parvenir à destination. Elle se souvient d’un unique volume, à gauche de l’ancienne entrée. Voici que se présentent pas moins de trente tomes écrits en caractères minuscules. C’est que loin désormais et sans elle, il a lui aussi continué à marcher, à prononcer ses phrases d’arpenteur à destination des inconnus, dans les cafés et dans la rue. Elle s’assoit. Page après page, elle ramasse les petits cailloux. Les pieds lui font un peu mal. Elle se dit, ce sera long, sans doute, mais en bonne compagnie et, l’on s’y fera. La lumière décline dans la pièce. On y distingue encore ça et là, quelques silhouettes au visage incliné.
Dans la rue du cinquième arrondissement, il y a une bibliothèque. J’habite en face. Je regarde le matin, les va et vient. Il y a plus de vient que de va. Je ne vois jamais quiconque ressortir. Jour après jour, le bâtiment grossit. Des voyageurs aux vêtements poussiéreux pénètrent dans le bâtiment. Le bâtiment a poursuivi son extension jusqu’à l’îlot voisin. Un arrêté de péril est désormais affiché à l’entrée. La nuit, des passants, toujours, pénètrent dans le bâtiment qui poursuit sa croissance. Les service du patrimoine ont détecté une nouvelle forme de mérule. Le terme issu du grec merizo, signifie « partager, fragmenter ». La vitesse de propagation n’est pas connue. Déjà, les voyageurs s’approchent de mon immeuble et confondent les entrées. J’ai commencé à faire mes cartons. Je trie, je classe, je fais des tas. Je feuillette, je relis. Sur les étagères, de nombreux titres me sont inconnus. L’ancien locataire, peut-être. Voilà qui est assez, on n’est plus chez soi. Je crois qu’à l’arrière de la bibliothèque, il y a une cour arborée et des fontaines. Demain, je déménage. Je ne vais rien emporter.
Marion,
Voilà des livres dans le livres, des bibliothèques dans des bibliothèques, des étages dans les étages, qui nous font lectrice prête à suivre la narratrice dans ses tribulations. Elle déménage ? On en est sûre avant la dernière phrase !
Bonne suite,
Cat
Merci Catherine