#été2023 #00 | il est midi à Saché

Ne cherche pas dans ta bibliothèque, tu pourrais bien te laisser berner par l’artifice, le nom, le titre, des raisons savantes qui ne sont pas les tiennes, des images qui ne t’appartiennent pas. Cherche dans tes souvenirs. Quête imparfaite, évidemment, tu n’aimes pas quand tout est cadré. Lentement, dans la brousse sauvage qui envahit tes souvenirs littéraires, fraye-toi un chemin. Pousse une touffe d’herbes hautes, retrouve des souvenirs de lectures. Ramasse une pierre sous laquelle tu tombes sur un goût perdu de ton adolescence. Respire des odeurs, essaie d’identifier des sensations, rappelle-toi. Tu crois que tu te rappelles, tu n’en es pas très sûr. Et puis tu le trouves, en évidence, en pleine lumière, là, posé sur le sol. Tu le cherchais et il était là, sous tes yeux.

Si tu as mis tant de temps à le trouver, c’est sans aucun doute parce que tu cherchais au mauvais endroit. Un roman qui t’a marqué, un livre qui prend du sens dans ton expérience de lecture, qui est ce qu’elle est, loin des canons de l’enseignement littéraire qui ne faisaient pas parties de ton monde. Un livre dans lequel tu as trempé tes doigts et tes yeux pour écrire, avant même de l’avoir lu. Vous vous êtes rencontrés il n’y a pas si longtemps, ce livre et toi. Tu le cherchais dans tes plus anciens souvenirs de lecteur et il n’y était pas. Quand on cherche une origine, on va fouiller loin. Tu aurais dû chercher une destination, cela aurait été plus simple.

C’était il y a un an environ. Tu attendais la réédition depuis plusieurs mois, elle est arrivée en un objet imposant, lourd, autoritaire. Tu ne sais pas quand tu en as entendu parler la première fois, l’atelier du tiers-livre sans doute. Tu ne sais pas plus pour quelles raisons tu as cultivé aussi longtemps le désir de le lire. Le délice de l’attente, sûrement. Tu aimes attendre. 

Ce que tu sais, c’est qu’immédiatement, les mots qui filaient sous tes yeux ont déclenché un mystérieux mécanisme dans ton esprit, déclenchant des réactions en chaine, ouvrant ici des portes inconnues, t’invitant là à une discussion dont tu ignorais l’existence. Une expérience très déstabilisante. D’autant plus que tu lis essentiellement le soir et donc, tu te laisses facilement embarquer dans la nuit. Pendant quatre ou cinq semaines, tu as peu dormi. Un décalage horaire approprié puisque ce qui se passait dans ta tête relevait tout autant d’une altération de la réalité.

S’il y a un mot qui définit ce qui te reste de la lecture enfiévrée des quelques 800 pages de ce roman, c’est « écho ». Un écho, comme la résonance répétée, non pas de l’histoire mais plutôt des réflexions que la narration soulève. Comme des cloches qui sonnent midi au clocher de l’église de Saché. Tu crois que si ce livre t’a tant marqué, c’est par le temps de penser qu’il t’a offert. Lorsque tu es plongé dans un livre qui développe l’imaginaire, tu t’accordes des temps de jardinage intérieur. Laisser le temps à l’arbre de pousser. Lis quelque pages, parfois une seule, ferme le livre et libère tes pensées. Cultive, effrite la terre, enlève quelques herbes, arrose avec ton eau, regarde la plante grandir. Parfois reprends le livre, parfois endors-toi pour reprendre le livre plus tard dans la nuit. Ou pas. 

Tu te souviens d’une vidéo que tu as visionnée, le traducteur était invité dans une librairie pour relater son travail pour l’occasion. L’auteur est étranger et il est évident que, compte-tenu de la singularité du livre, sa traduction a dû être un travail aussi long que complexe. Tu supposes, car tes faibles connaissances en langues étrangères ne t’autorisent pas autre chose. Tu te souviens d’un passage où le traducteur, en proie à quelques questions légitimes de compréhension, a interrogé l’auteur pour avoir quelques précisions. L’auteur a juste répondu de traduire ce qu’il avait compris. Cette réponse t’a impressionné. Elle a probablement mis le traducteur dans l’embarras mais elle ouvre un champ infini, la quête de l’auteur n’étant pas que le lecteur comprenne ce qu’il a écrit mais plutôt ce que lui, lecteur, a lu. Même s’il y a autant de lectures différentes que de lecteurs. Tu te dis que tu aimerais bien comprendre les langues étrangères pour être capable de te baigner dans les mots de l’auteur, sans intermédiaire.

Ce livre n’est pas dans ta bibliothèque, il est en voyage. Les meilleurs livres que tu as lus ne dorment pas sur tes étagères, ils sont ailleurs parce que tu ne peux pas t’empêcher de les prêter, de les partager. Tu te demandes où peut bien se trouver ton livre en ce moment, sur quelle table de chevet. Ne pas avoir ce livre près de toi participe à la fonction mémorielle que tu crois nécessaire pour goûter un livre à sa juste valeur. Si tu veux te rappeler un détail, tu n’as pas d’autre choix que de faire appel à ta mémoire. Et si tu ne t’en rappelles pas, tu peux toujours te débrouiller pour le relire.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

10 commentaires à propos de “#été2023 #00 | il est midi à Saché”

  1. tu sais quoi ? »il est six heures au clocher de l’église » – je crois que tu peux ôter le toponyme – inutile – juste pour avancer – avec toi bien sûr

    • Tu as raison. En plus, j’ai rajouté l’église à la relecture, je sais pas pourquoi… Par contre, il est pas six heures, il est midi.

  2. « si ce livre t’a tant marqué, c’est par le temps de penser qu’il t’a offert »
    c’est également ce que j’ai ressenti dans LE roman qui compte pour moi… sans savoir l’exprimer..
    Merci Jean-Luc, tu donnes envie d’entamer ce fabuleux pavé – sûrement acquis au même moment que toi, ses volets sont encore clos sur une étagère de mon bureau ;-).
    et les mots du traducteur, entendu et apprécié idem, quelle force !!
    merci pour cette belle recension…

  3. On en fait du trajet avec le livre voyageur, j’aime les verbes impératifs au début, le livre exige, paraît puis disparait, on entame le voyage, qu’il soit riche de tout cet été,
    Bonne suite,
    Catherine,

  4. Quel joli fleuve balzacien, ondoyant, savoureux, et ce rythme alerte, le temps désencadré, imbriqué nulle part, soumettant la nuit aux délires des yeux, le jardin de terre et la langue nourricière, bravo pour le rythme qui emporte, ce geste direct et franc du mot qui avance droit sur sa cible, c’est à voir !!

  5. Traiter le livre comme un jardin, voilà qui me plaît tu penses bien !
    ce jardinage intérieur…
    Et bienheureuse de te retrouver ici, Jean -Luc, au cœur de ta bibliothèque et avec ce « livre en voyage »…

  6. « Quand on cherche une origine, on va fouiller loin. Tu aurais dû chercher une destination, cela aurait été plus simple. »
    « Lorsque tu es plongé dans un livre qui développe l’imaginaire, tu t’accordes des temps de jardinage intérieur. Laisser le temps à l’arbre de pousser. Lis quelque pages, parfois une seule, ferme le livre et libère tes pensées. »
    « L’auteur a juste répondu de traduire ce qu’il avait compris. Cette réponse t’a impressionné. Elle a probablement mis le traducteur dans l’embarras mais elle ouvre un champ infini, la quête de l’auteur n’étant pas que le lecteur comprenne ce qu’il a écrit mais plutôt ce que lui, lecteur, a lu. »
    Ces phrases magnifiques de ton texte entraînent déjà mon imagination, et me donnent envie de lire le livre. Me donnerais-tu le titre en MP? Merci !