Tu es ici et à l’instant aujourd’hui, hier juste après, un peu avant il y a longtemps, tout semble si proche lorsque tu caresses ces lieux que ta mémoire dit hier.
Tu te retrouves à genoux devant le portail, tu cherches d’une main à tirer sur la goupille, mais le déclic mécanique résiste. Tu es là, tu voudrais entrer, mais tu n’es plus l’enfant insouciant qui grimpait le muret de la maison. Tu te relèves. Et simultanément, derrière toi, ton prénom dans les airs, elle te surprend, une voix suraiguë légèrement éraillée, un instant totalement étrangère, si lointaine, puis lentement à ton oreille, tu l’entends articulée avec cette même intonation depuis toujours. Ton prénom s’efface dans la bourrasque. Au milieu de la venelle, elle apparaît légère se frayant un mince passage entre les murs. Elle marche d’un pas mal assuré échappant un pied vers la cunette, traînant des semelles qui crissent doucement sur l’ancienne couche de goudron. Son visage s’anime, feignant la surprise. Ses yeux viennent appuyer encore une fois ton prénom. Votre conversation reprend naturellement où longtemps déjà elle soudait votre complicité.
Le portail est entrouvert, au milieu tu n’es pas plus grande qu’une enfant de onze ans. Tes gestes, tes déplacements, tu ne fais aucun bruit, par souci d’économie. Pour rejoindre la route tu préfères toujours le portillon trop étroit qui contraint à la manœuvre ta brouette qui finit plus loin sur la route ses bras rigides à t’attendre, chargée de seaux vides, d’une serfouette, une grande cagette. Puis, tu prends la direction des champs, aux premières herbes hautes, ton fichu soupire puis disparaît.
Tu t’attends à revoir la même photographie des lieux aux couleurs délavées. Et rien n’a bougé. Tu pousses le portillon muet. Le puits s’est déplacé un peu. Le gravier blanc, en faible quantité, a laissé l’herbe pousser. Tu te laisses piéger par les souvenirs, devant les yeux la copie des espaces. Tu voudrais revoir les lieux exactement. Les jardins ont disparu. L’accès à l’étable a été obturé. Même la verrue de hangar métallique semble s’intégrer au paysage. Elle est assise. Vous partagez une menthe à l’eau. Vous vous rattachez à ces quelques bribes reprises en cœur.
Le portail est fermé. Devant le portillon, la brouette vide est recouverte d’un grand plastique épais. Tu reviens de la grange avec une serpette, des gants ajourés à la paume et aux doigts, tu vas cueillir des orties. Tu empreintes le même chemin escarpé sur cette pente qui rejoint le fleuve loin en contrebas, tes pieds à peine retenus dans les mêmes sabots usés, tes mains agrippées aux poignées trop hautes de la brouette, tes bras en guenille trop bas pour la charge. Le poids t’entraîne abrupt. Tu fais une pause au milieu du périple. Tu longes la rive du bras sauvage du fleuve, où de vastes champs d’orties superbes te dépassent d’une tête. À côté, un petit champ de gazon, quatre pierres en escalier descendent vers l’eau tranquille. Tu reviendras avec un long bâton, ici très tôt, il fera beau un jour prochain.
Des voitures empreintent ce chemin, des familles, des couples reviennent dans les maisons vides. Pas toutes les maisons vides. Sur les murs d’ocres claires des vieilles bâtisses, tu remarques les colmatages au ciment. Des voitures encombrent les allées. Tu ne croises personne à pied. Tu ne vois plus ces enfants en train de jouer à se perdre dans les champs, parcourir les bois, glisser sur les chemins. Au moment de partir, elle échange avec toi un trop long regard.
C’est magnifique, très visuel. Je vois tout. « Le puits s’est déplacé ». Bien aussi le codicille.