« Dans sa table de nuit, elle a caché une lettre dont elle seule connaît le contenu. soupire encore. »
Marie s’ennuie de plus en plus, entre deux oublis. Pourquoi tout ce temps perdu ? Le café n’a plus de goût ni de couleur, les pâtisseries sont fades et répétitives comme son reste d’existence. Elle ne souhaite rien de plus que s’effacer progressivement sans infantilisation, s’étioler discrètement avec un semblant d’honneur… plutôt que de suffoquer gavée des louches d’espérance servies sans discernement par un curé terne et à l’haleine chargée. Quant au bonheur elle n’y pense plus du tout. Pas de miracles juste un peu plus de goût, de sucre, de sel, une fenêtre ouverte sur un arbre, un soupçon de cannelle et de vanille sur la langue, et un café fort de tremblements accompagné de la densité du plus noir des Pumpernickel, retrouver un peu de la saveur de chez elle. Pourquoi ce thé orangé servi en boucle, il la révulse, elle n’a jamais aimé le thé. Mais que peut-elle encore choisir ? Plus personne ne l’écoute, sa voix devient souffle, à la fin sera l’érosion finale du Verbe. Fermer sa gueule, expression qu’elle n’aurait jamais osé faire remonter en sa conscience pour devenir son modus operandi. Se taire serait trop poli. Désert final, 40 jours, devoir accomplir selon Dieu, ce parcours erratique et grotesque jusqu’au dernier grain tombé. Selon Marie, les voix les chuchotements suggèreraient tout autre chose, un retour en la Terre, vite, racines profondes, étendues. Un devenir élémentaire. Aujourd’hui elle tourne trop longtemps en rond dans ses pensées, le regard vague, l’âme ressac. Elle se lève et se dirige vers sa table de nuit, l’ouvre lentement, respirant fort, prend au milieu d’une économie d’objets la grande enveloppe brune éloignée de sa conscience depuis plusieurs mois. Elle en sort quelques lettres. Tout d’abord celle transmise par l’entrepreneur de pompes funèbres après l’enterrement de Pierre. Une missive folle, maladroite, des mots chargés d’alcool fort et de pré coma éthylique, rédigée par l’un de ses petits-fils. Mots tracés à l’encre et au sang, tentative d’expliquer que Caïn n’a pas reçu de faire-part, des formes plutôt que des sens. L’œil exercé peut y capter : « mort, mon père n’est pas mort, mon bompa est mort, mon père doit recevoir un faire-part, la vie c’est dégueulasse, la famille c’est de la merde, la famille c’est mort, pas d’honneur dans cet horreur, le génocide commence à sa porte, je pleure des larmes de rage et de sang, de sang et de haine, Caïn est un salaud, son existence assassine le monde, ses armes son lâches, ses filles harpies, sa femme harpie, des charognes jamais rassasiées, briser votre vitrine si vous n’envoyez pas ce courrier, la capacité de maudire, aucun talisman protègera… ». Marie pleure, elle ne reconnaît pas son petit-fils dans cet éthylisme, il était petit, joufflu, tendre et timide… elle ne le reconnait pas dans cette violence grave, elle ne le comprend pas, elle ne veut pas le comprendre car cela briserait son système de croyance immunitaire. Qui est cet ancien enfant à la figure grassouillette, devenu un adulte à la menace pesante ? Cet anarchiste sans croyance. Marie n’est pas au courant qu’Abel a assisté aux funérailles caché derrière ces arbres qui furent l’abri de ses jeux d’enfants, de ses premiers émois amoureux, de tant de promenades. Qu’il n’a pas osé affronter Caïn sans comprendre pourquoi… Aucun sens dans tout cela, beaucoup de révolte, d’incompréhension et de possible lâcheté. Marie s’énerve, tremble et bascule en arrière sur son lit, un coma léger. Le petit mal exponentiel. Les yeux ouverts, le regard orienté vers le plafond et le corps froid, mais bien au-delà de ce monde, elle perçoit d’autres réalités. Un jour elle ne sera plus que le fantasme de plume de son petit-fils, il n’aura que le choix de mentir à chaque phrase, privé de toute transmission. Elle n’apprécie nullement, mais qu’y peut-elle ? Pourquoi tant de silences, d’omissions, de contre-vérités, de brisures, de traumatismes… dans ce sang commun? Comment agir alors qu’elle va buter sur la dernière marche avant le dernier seuil. 2021-2022-2023 : tissus et mensonges, usure de la vérité, elle ressent cela de son poste de garde, en 1996.
Le lendemain, après avoir dormi 19 heures et 34 minutes, engluée dans la même routine que la veille, elle s’empare des autres feuillets dans l’enveloppe, y sont crayonnés quelques questions : « Pourquoi t’es-tu abandonnée, pourquoi m’avoir claqué la porte au nez, pourquoi m’avoir empêché de vous aimer une dernière fois ? Je te rendrai honneur, toi, l’une de mes mères, la déesse de ma terre, je ferai de toi ce que tu n’as jamais été et ne sera jamais. Je chanterai à tue-tête « Ô Tannenbaum », le corps saturé de whisky, de gin et d’anxiolytiques. Je mourrai à cette vie pour ressusciter dans le pardon fourbe. Je t’aime, mais je vous hais de cette amour. Je serai toujours une âme errante, triste, jamais un homme. » Elle déchire ces pages, se lève péniblement et les pose dans l’évier, fait couler l’eau. Le papier s’agglutine, l’encre s’écoule, les destins ne changeront pas, c’est inévitable. Transmutée en personnage syncrétique d’un livre étrange, d’une évangile de feu, noircie par les mystères de la purification psychanalytique. Son cœur comprend, mais son histoire personnelle ne l’a pas préparée au sentiment d’immanence qu’elle ressentira pour l’éternité. De pages et de rage, de compromis en absurde, elle revêt tous les atours d’un récit chimérique, son petit-fils à même osé parler d’une petite fleur oubliée… par dépit et détresse. Elle n’a plus la force d’arrêter quoi que ce soit, elle ne peut pas – sur ordre de son aîné – s’expliquer, sans dire se consumer, elle aimerait pourtant que sa voix résonne, plutôt que d’être transformée en un fantôme de papier. Hanter très peu pour elle, rien ici ne lui rend honneur, ni son refuge potager, ses chiens zinneke, son époux tendre dans l’intimité. Elle ne se coupe plus, ne saigne plus, n’a plus d’odeur, plus de peau sur laquelle glisser les tissus rêches, les bas panty fléchés. La désincarnation n’a pas d’avantage. Elle attend avec impatience que cette histoire insensée s’éteigne définitivement, le sommeil n’a pas de prix. Elle abandonne ce tas de papier, retourne sans équilibre, doucement vers son lit. Se pose et appelle l’infirmière de service, elle l’aura ce café fort.
Mon petits-fils, rends-moi. Je t’aime. 1996.
Bobonne, te voilà libérée. Je t’aime. Je ne m’excuserai jamais de t’avoir évoquée, toi seule pouvais nous guérir. J’en ferai tout autant une fois mon tour venu. 2023.