#été roman # 03 (2) | la voix des morts

Comme je l’ai dit (que je l’ai dit sous la contrainte est-ce que ça change quelque chose) il y avait quelqu’un au bout de la galerie. Au milieu de tout ce blanc. Assis. Un costume sombre de gardien (ou d’agent funéraire ils se confondent), élimé ; la tête plongée en avant, casquette rabattue sur le front : s’il dormait? On l’avait oublié là ou il avait refusé de partir : certains ne veulent pas partir, ils s’accrochent et on ne sait plus où les mettre. Il existe des mouroirs ou ce qu’on appelle des placards. Mettez-le dans la galerie en réfection pendant les travaux, c’est ce qu’ils ont dit je suppose. J’ai connu un homme qui était au service d’une famille depuis plus de soixante-dix ans, il travaillait comme majordome. Les enfants et les enfants de leurs enfants il les avait vu grandir ; il avait vu la maison se défaire ; les fruits pourrir. Le jour de la vente, quand toute le monde partait, il s’était caché dans un placard, une armoire si vous préférez : ce meuble de famille trop lourd pour être déplacé qui avait été vendu avec la maison. Que cet homme ait été un personnage est-ce que ça l’élimine du décompte? Si vous recensez les personnages et les animaux domestiques on ne va jamais en finir je l’ai entendu dire. Féodor, Félix ou Firs qu’importe son nom à présent : j’oublie. Je le vois comme dans la brume : ses épaules étroites et le queue de pie noir. Il avait été joué si souvent; un grand acteur allemand était même mort le jouant : la porte du placard s’était ouverte brusquement et Franz —c’est le prénom de l’acteur— était tombé raide sur la scène, face contre terre sans avoir pu prononcer les dernière parole de la pièce: c’est le bruit de la chute d’un corps qui a résonné à la place des mots. Même une femme l’avait interprété ce rôle; une marionnette s’est aussi arrivé m’a-t-on dit, même un chien, mais je n’ai pas vérifié. Un chien qui joue un homme ce n’est pas impossible; un homme qu’on traite comme un chien au point qu’il se confonde avec lui est une chose courante. Ici ou ailleurs.    

Comme je l’ai dit l’homme était assis au bout de la galerie et semblait dormir à côté du couple : cette réplique en plâtre du tombeau Étrusque qui se trouve au Louvre. Un gardien de tombeau en quelque sorte. J’ai connu un homme qui allait chaque nuit s’asseoir dans un cimetière pour entendre la voix des morts. Qu’il ait existé ou non qu’est-ce que ça change ? Il venait. Il lisait les noms sur les tombes, d’une voix grave il les énonçait, seulement les prénoms, sans projeter : une nécropole n’est pas une agora ni une scène de théâtre. Une psalmodie calme. Les patronymes ils les enfouissaient en lui-même. Chaque nuit il parcourait une nouvelle allée et il se remplissait de noms, à force son abdomen s’était déformé. Il s’asseyait sur une pierre, le ventre pesait sur ses genoux et il attendait. Il attendait que ça parle, je veux dire que les voix des morts remontent du sous-sol et parlent. Il attendait parfois la nuit entière : rien. Le silence creusait les tombes. Il a vu de nombreux rats et presque autant de chats, il nourrissait les uns pour nourrir les autres. Une nuit ce fut un renard. Une autre un faon. Celui là ou cet autre. Il leur donnait des noms. Parfois du dessous de la terre ça toussait à vous arracher des larmes : elle ou lui. Ou rien qu’un grattement de gorge. J’ai connu une femme qui émettait des cris de poule avant de mourir, elle n’était pas folle elle voyait des choses que les autres ne voyaient pas et ses mots s’étaient défaits. On m’a parlé de certains ou de certaines qui n’ont plus qu’un seul mot: lui c’était crénom.

Comme je l’ai dit le gardien de la galerie blanche, du côté des étrusques était peut-être mort . Ou simplement endormi. ( s’il rêvait de La Solana ou des mains de la Dentelière?). J’ai connu quelqu’un qui confondait le sommeil et la mort au point de ne plus jamais dormir. Il en est mort(e).

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

8 commentaires à propos de “#été roman # 03 (2) | la voix des morts”

  1. Cet homme majordome qui s’était caché dans un placard me touche tellement et tu écris « Féodor, Félix ou Firs qu’importe son nom à présent : j’oublie. Je le vois comme dans la brume, »
    Avec toi on est souvent dans une sorte de demi-rêve où les profils paraissent pourtant bien définis…

  2. J’aime énormément cette sorte de travelling flou, et cette idée récurrente de  » Qu’il ait existé ou non qu’est-ce que ça change ? », et puis tout est convoqué, personnages, animaux, fééries cauchemardesques (merci pour ce texte).

  3. comme je voudrais le dire c’est bien et comme ça ne suffit pas le dire c’est mieux que bien.
    Plus sérieusement j’aime tant les tiroirs que tu glisses où le narrateur nous prends à parti et qui sont des rebonds (enfin sais pas dire)