Dans certains des prologues que je découvre il y a la présence du corps. La lecture qui convoque les sens. C’est dans tel lieu. Sous telle lumière. Il fait froid ou chaud, s’il fait froid on s’emmitoufle… comme on a replié ses genoux pour s’approcher plus près des mots avec le cœur qui bat. Une couverture craque. Certains livres s’ouvrent au couteau et le papier se déchire. C’est le grain de la page sous la pulpe des doigts. L’odeur de cave du papier ancien ou celle des pages neuves avec un soupçon d’essence. ll y a l’évocation des bibliothèques familiales celles des grands parent ou des parents qui deviendront ou ne deviendront pas familières. Un appel sur un rayonnage, un livre abandonné sur une chaise. Chez la mère de mon père à la campagne il n’y avait pas de livres mais de gros dictionnaires avec des planches anatomiques et des reproductions de tableaux jaunis. Sur la table de mon père des scénarios et des bonbons ; il lisait peu, il consacrait son temps libre à peindre. C’est ma mère qui lisait. Dans Rencontre je lis : “dans la bibliothèque de ma mère …”, ce prologue m’offre de penser aux livres de ma mère. Elle a toujours lu. Des livres il y en avait en pile « de son côté du lit ». Les livres du côté de ma mère, comme les chansons qu’elle écoutait. Les livres dans ses bagages, les pages à travers ses cheveux. Je lui piquais ses livres. En complicité et en douce. Pour celui-ci je crois que c’est un peu trop tôt ma chérie. 1975 on vient de dépénaliser l’avortement. J’ai un corps de garçon manqué. De grandes pattes et des joues d’enfant. C’est la couverture blanche d’un livre. C’est un nom comme un prénom précédé de deux initiales. C’est un titre plutôt long, il doit s’agir d’une femme et d’un homme. D’amour. J’imagine. Je sais en l’empruntant. J’imagine. Je sais. J’imagine. Qu’il brûle. Je le dévore. C’est un livre qui va changer mon corps. Avant Lol V Stein, avant Hiroshima mon amour… c’est un livre qui a changé mon corps .
yes, je vois lequel je crois (merci les indices), et j’aime la pile d’un côté la peinture de l’autre , bon équilibre !
livre et peinture (ça nous parle ) merci du retour de lectrice et du retour en écriture par ici Catherine
oui la pile à côté du lit – les livres, c’est pour apprendre à vivre – des espèces de leçons douces (ou moins)
apprendre à vivre avec des piles de livres ( même ceux qu’on n’ouvre pas) Merci Piero
frissons par ici. merci
merci pour l’impulsion Lisa
Les livres qu’on ouvre au couteau, j’aime ton expression, ce que dit ainsi ça convoque… Comment avais-je pu les oublier ? Leur odeur, leur mystère, leur témoignage d’un temps qui déjà n’était plus, puisque dans la bibliothèque des grands-parents. Les livres qu’on pique à sa mère et si c’est trop tôt ou pas. Y chercher justement pourquoi trop tôt, ce qui ajoute au semblant d’interdit. J’aime aussi le commentaire de Catherine avec les livres en pile d’un côté du lit (on les voit) et la peinture de l’autre dans un bel équilibre. Oui, mais les bonbons sur son bureau… Il triche.
merci de ton passage Anne … si c’est trop tôt pour la mère c’est peut-être juste le moment pour la fille ( lecture transgression) ( les bonbons anglais acidulés avec du sucre glace dans une boite ronde en fer et le chocolat noir c’était à côté du lit avec les scénarios en face de la pile de livres )
Des livres qui s’ouvrent au couteau, il y en avait toute une étagère dans la bibliothèque de mon grand-père typographe. Sans rien déchirer, j’en ai lu plusieurs, une page sur quatre. Ce n’était que théâtre et toujours du même auteur. Ils sont toujours intacts. Merci Nathalie Holt.
« Les plaisirs du coupe-papier sont des plaisirs tactiles, acoustiques, visuels – et plus encore mentaux. Pour avancer dans la lecture, il faut d’abord un geste qui attente à la solidité matérielle du livre, pour donner accès à sa substance incorporelle. Pénétrant entre les pages en dessous, la lame remonte vivement, ouvre une fente verticale par une succession régulière de secousses qui attaquent une à une les fibres et les fauchent – avec un crépitement amical et gai, le papier de qualité accueille ce premier visiteur, annonce que d’innombrables fois tourneront les pages, poussées par le regard ou par le vent – ; la pliure horizontale oppose une résistance plus grande, surtout quand elle relie huit pages, parce qu’elle exige un incommode mouvement à rebours – le son, là, est celui d’une déchirure étouffée avec des notes plus sourdes. Le bord dentelé des pages révèle un tissu filamenteux ; un frisson subtil – une barde – s’en détache, agréable à l’œil comme de l’écume sur la crête d’une vague. S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots: tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt. »
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Ed. du Seuil, 1982, p.47
Et en les ouvrant il arrive qu’on déchire un petit bout de page . Ouvrir en amont ou bien au fil du rasoir de la lecture? Typographe c’est un nom qui me fait rêver. Merci beaucoup Ugo
J’aime comment la lecture des autres t’amène à ta propre bibliothèque intérieure et à ce livre en particulier.
merci Laure pour cet échange
Le dernier livre que j’ai découpé au couteau est de Marc DUGARDIN édité chez ROUGERIE (fils). il s’intitule DANS LA SOLITUDE INACHEVEE, en écho à ce qui précède, je vous en offre un petit échantillon :
le joueur de vielle s’est éloigné
sa musique nous avait pris à la gorge
nous avions eu peur de tout perdre
ce n’est rien
un jour nous serons conviés
à une perte beaucoup plus vaste
que tout ce que nous aurons perdu
***
de petites lanternes
heureuses
s’allument parfois
petits lampions
« papier chiffon »
ce ne soont que mots
de légende la page
est un matin brumeux
l’enfance est
ce qu’on ne voit plus
l’autre rive existe si fort
qu’on ne la voit pas
Marc DUGARDIN (Belgique) p.30-31, Avril 2023, Rougerie éditeur
ce qu’on ne voit pas ou plus qui existe si fort. Merci