Ses yeux voient, ils voient la tige de métal perpendiculaire à l’axe de la charrue, et puis ils la détaillent : La tige n’est pas de la même couleur que le soc, plus rouillé encore, une dentelle brune qui fait mine de trancher la terre alors que si fragile, elle s’y abîme. Sur la tige, la rouille est moins grenue, porte quelques écailles rouges, un rouge terni et il se dit elle a été rouge cette charrue, s’en fout totalement mais ça aide de déporter ses pensées sur des détails sans importance, ça désencombre. La peine lui sort par les yeux, l’axe, le soc, peinture rouge face à la charrue couchée comme un oiseau mort, le bec en terre, la roue en l’air comme une aile brisée, chimère familière, cadavre dans le désert, insecte géant mais vue de près la charrue redevient charrue, il essaie de comprendre comment elle fonctionnait, aucune idée, tirée par un homme ou une bête ? Tenue comment ? Lame et roue pas au même niveau, la redresser, les bras tiennent l’homme (ou le cheval ou le bœuf) maintenant penchée sans rien tenir, et la tige pour quoi faire ? les croûtes rouges désagrégées, le fer émietté comme la grille de leur maison qu’il faut repeindre, ils le disaient sans cesse, quand on la touche, des fragments vous collent aux doigts, roux et noir. Il la touche, du noir du rouge et du roux su ses doigts, il gratte les écailles rouges comme il fait de ses croûtes aux genoux – arrête ça, ça va s’infecter – pourtant ça désencombre de gratter les croûtes aux genoux ou de la charrue, la peine se détache. La roue de la charrue n’est pas si grosse que celle du rouet de grand-mère que son fils vient de casser à force de jouer à la tourner comme il faisait lui-même, il n’y a pas de manivelle, elle tourne à peine sous la poussée de la main, gémit un peu. Elle en a tant et tant vu la charrue, et pas que l’accident ou les étreintes cachées, les temps anciens qu’il n’a pas connu, les vieillards encore bébés, les ourlets des mères dans la boue et les bouses, les cabinets au fond du jardin, les maisons en terre battue et les hommes couchés avec leurs bêtes et leurs enfants, la guerre et l’arrivée de la TSF, les tranchées dans les champs morts, les soldats pour fertiliser la terre, les paysans en galoche, la paix et le monument aux morts. Assis là, la tête tellement encombrée, il prend appui du regard sur la charrue, son passé n’est pas le sien, comme les arbres elle en a tant et tant vu, elle est fiancée à l’éternité et ça le rassure. Alors il tâte ses genoux, ses jambes, ses mains, ses épaules pour sentir les os sous la peau, il touche les maxillaires et la naissance des dents sous le nez, les orbites qui seront vides, tout son invisible sous ses doigts comme s’il touchait sa propre mort.
C’est beau. Touché.Merci Catherine.
Merci infiniment Ugo
Ces deux textes où l’élément mort, déchu, délaissé, gagne une dimension mythique comme un dieu ancien qui règne encore sur les coeurs et la mémoire ! Effrayant, indestructible ! Merci, Catherine !
J’adore ton résumé Helena, tu m’éclaires sur mon texte vraiment merci !
Un corps charrue qui se souvient, c’est magnifique. Un corps fiancé à l’éternité qui mesure l’impermanence des êtres et fait se rejoindre plusieurs temps. C’est vraiment très beau et ça se densifie de texte en texte. Merci
Grand merci Françoise, pas certaine d’avoir compris la proposition, alors si tu l’y retrouves un peu, j’en suis bien contente…
Oh mais ça c’est trop beau comme dirait la petite qui a grandi. Et tellement pictural et tellement triste et doux . De la charrue au visage toucher à l’âme.
Très fort ce chemin entre le morceau de fer rouillé et ce rapprochement vers les os sous la peau…
on se touche, on se tâte soi même pour savoir ce qu’on a sous les doigts…
merci Catherine