De l’eau a coulé sous les ponts : cliché et superposition. C’est ce qu’elle se dit, de là où elle est, elle-même sur le pont. Revenue de loin. Revenue pour voir. Celui qui la regarde se demande ce qu’elle fait là, un peu trop penchée sur le parapet. Inventorier ce qui reste, ce qui a disparu : peut-être. Ce qui reste ? L’écluse historique, c’est certain. Mais tout s’est automatisé et l’éclusier est devenu une vue de l’esprit. Une vie de l’esprit. Autrement, en son absence, on peut trouver – en s’adressant à l’office de tourisme – un guide, qui connait bien le canal. Tout près, a surgi le quartier des pépinières d’entreprises : on y sème les projets, on fait germer, on arrose, les plants grandissent. L’économie sinistrée semble sortir de la zone grise avec l’érection rapide de bâtiments tout neufs, aux vitres aveugles. En contrebas, on trouve les ressourceries. Là, on recycle, on revend. Contraste avec la flambée des prix et le quartier flambant neuf. Elle regarde. Ce n’est pas ce qu’elle cherche. Où est passé l’entrepôt ? Où était-il au fait ? Il y a bien cette masse sombre dans le périmètre. Ne ressemble pas au souvenir qu’elle en a. C’était il y a longtemps, la page est tournée. Encore un cliché. Le temps d’y penser et elle aperçoit la porte, entr’ouverte comme un appel désaffecté. Elle hésite à quitter le pont d’où elle embrasse tout ce qui a surgi depuis l’éloignement. Mais à quoi bon dépasser l’événement du retour sur soi qui correspond au retour à la case départ ? L’écluse est bien là, pour la remise à niveau des eaux traversées mais dans l’intervalle, le monde a changé à toute vitesse. L’écluse, elle, n’a pas quitté la scène. Pour cette étrange stabilité, certains remercient l’univers : elle décide de remercier ce point de passage près duquel elle a entamé un jour le transbordement, les prémices du grand passage. C’est à tout cela qu’elle pense, debout sur le pont restauré. Au moment où elle s’abandonne à l’instant décisif, le bruissement de l’eau attire son attention : une péniche aux lourds flancs noirs s’annonce, comme ce chevalier inconnu qui demandait l’hospitalité dans les châteaux d’avant. Elle se penche un peu plus : le bateau porteur déjà lent ralentit encore et en se présentant dans le sas, laisse lire son nom : Dulcinea, c’est écrit. En même temps, dans une rue transversale, un concert de casseroles retentit. Comme un carnaval, un refus, la manière dont les Italiens tapent sur les ustensiles trouvés dans la cuisine pour achever l’année. Mais là c’est le mois de mai. Le soleil renvoie les reflets des objets métalliques, ronds comme des plats à barbe devenus miroirs pour aveugler l’ennemi. Sur le pont de la péniche provisoirement immobilisée, quelqu’un fredonne la chanson de Corringe. Contre la paroi de ce qui pourrait être l’entrepôt, une affiche décolorée attire l’œil : la beauté est dans la rue, phrase en rouge. On entend soudain le bruit d’une chute qui éclabousse les parages : pavé ou corps dans le canal.
Superbe texte. L’eau qui file comme le temps mais l’écluse est là pour la remise à niveau des eaux traversées (quelle belle image) et les deux temps se rejoignent. Et puis la fin La beauté est dans la rue, phrase en rouge sur ce qui pouvait être l’entrepôt. C’est fort.
Merci