Dans le renfoncement de la salle à manger, s’étale le grand miroir en forme de triptyque, la peinture de son cadre gris est écaillée par endroits, le bois enfoncé témoigne de coups, le miroir est pris dans un double contrejour, la fenêtre d’en face y renvoie violemment sa lumière mais tout le reste de la pièce s’y noie dans une pénombre désagréable, éblouissante et grise. De part et d’autre du miroir, deux toiles peintes complètent le triptyque, le motif est en voie de disparition, mais on distingue encore deux perroquets face à face posés sur des vasques d’où débordent des fleurs, des fruits, des grappes de raisin et des pampres dans un esprit grand siècle. C’est le seul grand miroir de la maison et on a toutes les peines pour s’y regarder, peu importe, c’est la campagne on ne va pas faire d’histoire pour ça, un autre plus petit et sans cadre fait face à la porte d’entrée, avec un même effet de contre-jour à cause de la porte vitrée, mais moins intense, on s’y aperçoit mieux, en se tortillant un peu pour éviter l’énorme potiche en Delft posée devant. C’est face à ce miroir que Li s’observe soigneusement avant de sortir, c’est bien la seule ici qui se soucie de son apparence et le miroir garde en mémoire ses mimiques scrutatrices et désappointées, le triptyque tente de se souvenir de Sif qui de sa place à table s’y entrevoit, encadré par son père et sa mère et à moitié caché par le reflet de la crinière de Li, juste à côté de son visage bien réel illuminé par la fenêtre coupable du contre-jour qui l’enfonce, lui, dans l’ombre ; Li dans la lumière, leurs deux parents entre lumière et ombre et Sif dans la pénombre, tout est déjà dit, les quatre attablés à la table de bois blond que la grand-mère avait fait venir de Suède, le père aime à le seriner, désormais recouverte d’une toile cirée à carreaux noirs et blancs et entourée de chaises assorties aux coussins de reps vif abondamment taché à présent, le tout tellement insolite sur ces tomettes sang que chacun fait crisser en se levant et s’asseyant. Des griffures noires et indélébiles le rappellent. A sa droite, la cheminée et donc au dîner un grand feu qui cuit son flanc droit, abandonnant l’autre au froid, et fait pousser des piaillements d’effroi à sa mère et des hurlements de protestation têtue à son père, chacun jouant tour à tour et contre l’autre du tisonnier, soit pour calmer les flammes soit pour les attiser sous le regard indifférent de leurs enfants continuellement exposés à cette même scène. On avait garni la maison de campagne avec les restes de l’appartement cannois, le design avant-gardiste de la grand-mère côtoyant ses antiquités, du très beau et délicat impitoyablement exposé à l’humidité des lieux, le bureau Louis XV formant duo insolite avec le poêle à mazout, un petit cabinet chinois en laque et ivoire bientôt terni et couvert de moisissure, le mobilier art déco blanchi de salpêtre, les pieds cambrés des bergères antiques pompant les remontées capillaires et leurs gros coussins creusés expirant leurs plumes dès qu’on s’y assoit. Tout est venu pourrir ici. Tout, leur orgueil et leurs prétentions, l’agrippement aux jours anciens soi-disant glorieux pris dans cette poussière, le gras en allé, ne leur restait que le maigre : les souvenirs…
Très beau, Catherine. Tout ce que tu fais raconter par les miroirs. Quelle belle idée ! Et le jeu du tisonnier. Très vivant comme présentation de décor. Merci.
oui ce miroir qui s’est imposé m’a bien aidé, merci Anne
« Tout est venu pourrir ici. Tout, leur orgueil et leurs prétentions, l’agrippement aux jours anciens soi-disant glorieux pris dans cette poussière, le gras en-allé, ne leur restait que le maigre : les souvenirs… »
Ce qui ne peut se transmettre d’être à être ne peut que périr dans le miroir sans tain de l’indifférence aux outrages du temps dans une famille où le tisonnier sert d’arme d’appoint pour entretenir la discorde.
Votre texte est très impressionnant pour la dramaturgie qu’il contient et la pudeur avec laquelle vous parlez du silence passif et angoissant des meubles face à leur enlisement dans la saleté et l’humidité destructrice. Seules les chaises crissent sur les tommettes rouge sang Vous auriez pu faire un texte sur l’odeur avec ce décor. Le mazout en plus… Je n’ai aucun mal à reconstituer l’ambiance grâce à vos mots. Pas trop envie de fréquenter cette famille…
« Ce qui ne peut se transmettre d’être à être ne peut que périr » c’est juste, je n’y ai jamais pensé !
La couleur sang, les griffes, les jets d’ombres et de lumières comme des lances qui traversent les gens, c’est fou cette tension installée sur ce qui semble un portrait arrêté, sans événement accidentel, pourtant on a l’impression de faire face à un accident (un carambolage, un désastre, même avec les images et les reflets des uns et des autres qui s’effacent).
Vous ne croyez pas si bien dire, ce qui m’obsède dans ce nouveau projet c’est de raconter un accident, alors peut-être qu’il déborde …
la glace et le feu. Les visages au miroir serrés dans le cadre comme on les voit bien ( les miroirs gardent mémoire et il faut un jour les couvrir pour laisser partir les morts) . La sensation d’étouffement si bien écrite, cette maison garnie avec les restes ( qui font souvent les meilleurs plats) l’antre de l’entre soi. C’est riche d’images et terrible. Merci Catherine.
Merci à toi de ta lecture Nathalie
portraits arrêtés… et puis tes deux dernières terribles phrases…
Des miroirs où l’on n’arrive pas à se regarder : quelle force dans cette image, celle d’un univers où êtres et choses n’ont plus leur vraie place, qui ne ressemblent plus à eux-mêmes. Perdus, abasourdis ?